Un guide pour comprendre la guerre de l'information
Treize façons de comprendre la contre-désinformation
L’essai qui suit, signé Jacob Siegel, est paru originellement en anglais le 28 mars 2023 dans Tablet Magazine, qui nous a très aimablement autorisé à le traduire et à le publier. Nous remercions la direction de Tablet Magazine et Jacob Siegel, qui conservent tous les droits d’auteur et de reproduction de la traduction en français effectuée par nos soins.
Tablet Magazine est un magazine d’information et d’opinion en ligne. Il se définit comme un magazine juif traitant de l’actualité du monde. Selon le romancier, scénariste et journaliste Walter Kirn, Tablet Magazine est tout simplement “le meilleur magazine en Amérique”.
Jacob Siegel, grand reporter pour Tabletmag, a notamment été officier de renseignement de l'armée américaine en Afghanistan.
Je ne saurais assez souligner combien l’essai pour le moins angoissant qui suit est important. N.S. Lyons, désormais familier des lecteurs des chroniques égrégoriennes, me confiait qu’il s’agit d’un des essais les plus importants des dernières décennies dans sa capacité à distiller ce que nous, américains, sommes devenus en tant que pays.
Un bref tour d’horizon des Substack les plus intéressants suffit à en souligner l’importance. Ainsi, Niccolo Soldo, l’auteur de l’excellent Fisted by Foucault, considérait, au moment d’écrire, l’article de Siegel comme non seulement “le meilleur article écrit en 2023, mais aussi le plus important”, parce que Siegel a “parfaitement analysé les racines du “terrain d’affrontement de la désinformation”, comment il a été mis en place, comment cette guerre est menée, comment elle fonctionne, et de façon encore plus importante, ce que cela signifie pour nous tous, et particulièrement pour vous, américains.”
Matt Crawford, sur son Substack Archedelia, consacre aussi de longs développements à cet essai qu’il qualifie de puissante contribution à la compréhension du nouveau paysage de notre monde.
En bref, le texte qui suit est exceptionnel, et c’est un grand honneur pour moi de le publier sur les Chroniques égrégoriennes. Mais assez d’effets d’annonce. Place au superbe texte de Jacob Siegel.
Centre de traitement de données de la NSA dans l’Utah.
Prologue: La guerre de l’information
En 1950, le sénateur Joseph McCarthy se vantait de détenir les preuves de l’existence d’un réseau d’espions soviétiques opérant au cœur du gouvernement américain. A la vitesse de l’éclair, ces accusations explosives faisaient irruption dans les colonnes de la presse nationale, mais les détails ne cessaient d’évoluer dans des directions contradictoires. Initialement, McCarthy avait déclaré être en possession d’une liste de 205 communistes opérant au sein du Département d’Etat ; le jour suivant, sa liste ne comptait plus que 57 noms. Tant que sa liste demeurait secrète, en relever les incohérences était hors-sujet. Ce qui importait était le pouvoir conféré par la capacité de mettre en accusation, qui a fait du nom McCarthy le symbole de la politique de cette ère de soupçon.
Pendant plus d’un demi-siècle, le Maccarthisme a représenté le spectre contre lequel la vision du monde des libéraux américains[i] se définissait : une mise en garde contre l’attrait dangereux des listes noires, des chasses aux sorcières et des démagogues.
Cet équilibre a tenu jusqu’en 2017, lorsqu’une autre liste d’agents prétendument russes a fait les gros titres de la presse et a recommencé à obséder la classe politique américaine. Une nouvelle officine du nom d’Hamilton 68 prétendait avoir découvert des centaines de comptes affiliés à la Russie qui auraient infiltré Twitter afin de semer le chaos et d’aider Donald Trump à remporter l’élection. La Russie était accusée d’avoir piraté les plateformes de réseaux sociaux, les nouveaux centres du pouvoir, et de les utiliser pour subvertir les évènements aux Etats Unis.
Hélas, rien de tout ceci ne présentait la moindre vraisemblance. Après avoir consulté la liste secrète d’Hamilton 68, le chef de la confiance et de la sécurité de Twitter, Yoel Roth, a avoué en privé que sa société tolérait que des “individus lambda” soient “unilatéralement qualifiés d’agents russes sans la moindre preuve et sans aucune voie de recours.”
L’affaire Hamilton 68 est un remake presque parfait du Maccarthisme… à un détail près : McCarthy a fait l’objet d’un feu nourri de résistance de la part de grands journalistes ainsi que de la part des agences de renseignement et de ses collègues siégeant au Congrès. De nos jours, ces mêmes groupes se sont ligués pour soutenir les nouvelles listes noires et pour attaquer quiconque met en doute la parole officielle.
Lorsque la preuve a été rapportée en début de cette année que Hamilton 68 était une supercherie de très haut vol perpétrée contre les américains, ces révélations ont été accueillies par une chape de plomb dans la presse nationale. Le désintérêt était si profond qu’on peut être tenté d’y voir, non pas tant la dissimulation commode d’une erreur inavouable que l’affirmation d’un principe fondamental ou d’un nouvel idéal par les chantres du libéralisme américain ayant perdu toute foi dans la promesse de liberté.
Dans ses derniers jours au pouvoir, le président Barack Obama a décidé d’engager le pays dans une nouvelle voie. Le 23 décembre 2016, il a promulgué le Countering Foreign Propaganda and Disinformation Act (Lutter contre la propagande et le désinformation étrangère), qui employait le langage de la défense du territoire pour partir à l’offensive dans une guerre de l’information sans terme défini.
Quelque chose dans le spectre émergent de Donald Trump et du mouvement populiste a réveillé des monstres longtemps en sommeil en Occident. Vieille relique sémantique de la Guerre Froide, la désinformation a refait surface comme une menace urgente et existentielle. Il était allégué que la Russie avait exploité les vulnérabilités de l’internet ouvert afin de pénétrer les défenses stratégiques américaines en infiltrant les téléphones et les ordinateurs de citoyens ordinaires américains. Le but du Kremlin était de coloniser les esprits au moyen d’une technique de cyber-guerre que les spécialistes appellent “guerre cognitive”.
La conjuration de ce spectre était présentée comme une question de survie nationale. Un article de décembre 2016, paru dans la lettre de l’industrie de la défense, Defense One, mettait en garde contre le fait que “les Etats Unis sont en train de perdre la guerre de l’influence”. L’article reposait sur les sources de deux responsables du gouvernement exposant que les lois écrites pour protéger les citoyens américains contre l’espionnage par leur propre Etat mettaient en danger la sécurité intérieure. Selon Rand Waltzman, un ancien chargé de programme au sein de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA)[ii], les adversaires de l’Amérique jouissaient d’un “avantage significatif” du fait des “contraintes juridiques et organisationnelles pesant sur nous dont les autres se sont affranchis.”
L’argument a été relayé par Michael Lumpkin, qui dirigeait le Global Engagement Center (GEC) du Département d’Etat, c’est-à-dire l’agence créée par Obama pour mener la campagne de contre-désinformation américaine. Lumpkin concentra ses feux sur le Privacy Act (loi de protection de la vie privée) de 1974, une loi adoptée dans la foulée du Watergate pour protéger les citoyens américains contre la collecte de données les concernant par le gouvernement, qu’il jugeait obsolète[iii]. Lumpkin écrivait :
La loi de 1974 avait pour objectif de prévenir la collecte de données concernant les individus par le gouvernement. Eh bien, … par définition, le World Wide Web est mondial. Il n’y a pas de passeport sur la toile. Nous n’avons aucun moyen de discerner si nous sommes en présence d’un citoyen tunisien opérant aux Etats Unis ou d’un citoyen américain en Tunisie… Si je disposais d’ une capacité augmentée de travailler avec ça [les données personnelles] et y avais accès… Je pourrais, avec une bien plus grande assurance, cibler les éléments de langage de façon à ce que le bon message parvienne à la bonne audience au bon moment.
Le message de l’establishment américain de la défense était clair : pour gagner la guerre de l’information – un conflit existentiel se produisant dans les dimensions sans frontières du cyberespace – le gouvernement devait s’affranchir des distinctions juridiques obsolètes entre les terroristes étrangers et les citoyens américains.
Depuis 2016, le gouvernement fédéral a dépensé des milliards de dollars dans le but de transformer le complexe de contre-désinformation en une des forces les plus puissantes du monde moderne. Nous assistons en effet à la naissance d’un Léviathan en expansion constante, dont l’emprise s’étend à la totalité des secteurs public et privé, et que le gouvernement emploie afin de mobiliser les efforts de la “société tout entière”. Ce faisant, le gouvernement cherche à acquérir un contrôle total sur l’internet au service du projet grandiose d’éradication de l’erreur humaine.
La première étape dans la mobilisation nationale pour lutter contre la désinformation a été de fusionner l’infrastructure de la sécurité de la nation américaine avec les plateformes de réseaux sociaux, en tant que terrain où la guerre devait être menée. L’agence gouvernementale en pointe en matière de contre-désinformation, le GEC, a déclaré que sa mission était de “rechercher et recruter les meilleurs talents du secteur technologique”. A cette fin, le gouvernement a commencé à coopter les dirigeants de la tech en tant que de facto commissaires de l’information en temps de guerre.
Les échelons supérieurs du management de Facebook, Twitter, Google et Amazon avaient toujours inclus des anciens de l’appareil de sécurité nationale. Mais avec la nouvelle alliance entre le complexe de sécurité nationale et les réseaux sociaux, les rangs des anciens espions et représentants des agences de renseignement intégrés dans les grands groupes de la tech ont grossi au point de former le bloc dominant en leur sein ; ce qui était auparavant un ascenseur de carrière par laquelle des individus capitalisaient une expérience dans la fonction publique en partant vers le secteur privé des technologies de l’information est devenu fusionnel, comme un serpent qui se mord la queue. Avec la fusion entre Washington et la Silicon Valley, les bureaucraties fédérales se servaient de connections sociales informelles pour faire avancer leur agenda au sein des entreprises technologiques.
A l’automne 2017, le FBI a lancé sa Foreign Influence Task Force dans le but exprès de surveiller les réseaux sociaux, afin de détecter les comptes cherchant à “discréditer les autorités et les institutions américaines.” Le Department of Homeland Security (Département de la Sécurité Intérieure “DHS”) s’est embarqué dans une direction similaire.
A peu près au même moment, Hamilton 68 a pris son envol. Publiquement, les algorithmes de Twitter faisaient passer le tableau de bord d’exposition de l’influence russe comme une source d’information majeure. Dans l’envers du décor, les dirigeants de Twitter se sont vite rendu compte qu’il s’agissait d’une vaste fumisterie. Lorsque les dirigeants de Twitter ont remonté ladite liste secrète à rebours, il ont découvert, comme l’explique le journaliste Matt Taibbi, qu’ “au lieu de rechercher comment la Russie influençait les comportements des américains, Hamilton 68 ne faisait que collecter des informations provenant d’une poignée de comptes bien réels et appartenant pour l’essentiel à des américains ordinaires et établissait des correspondances entre leurs conversations spontanées et des manipulations russes.” La découverte a conduit le chef de la confiance et de la sécurité de Twitter, Yoel Roth, à suggérer dans un email d’octobre 2017 que la société prenne des mesures afin d’exposer la supercherie et “de traiter cette source comme le tas de fumier qu’elle est en réalité.”
En définitive, ni Roth ni quiconque n’a officiellement donné suite. Au lieu de cela, les équipes de Twitter ont continué à permettre qu’un propagateur en quantité industrielle de balivernes – le vieux terme pour qualifier la désinformation – continue à déverser ses contenus dans le fleuve de l’information.
Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin, se sont demandé certaines agences puissantes, qui souhaitaient aller au-delà de la simple lutte contre la désinformation. Il résulte d’un document du GEC datant de 2018 que celui-ci prêchait pour une stratégie de mobilisation nationale qui intégrerait “non pas seulement la totalité du gouvernement, mais aussi la société en totalité”. Et le GEC d’ajouter : “l’impératif de contrer la désinformation et la propagande” affirmait l’agence, “requiert la mobilisation de l’expertise à tous les niveaux du gouvernement, des secteurs de la technologie et du marketing, de l’université et des ONG.”
C’est ainsi que le nouveau concept de “guerre contre la désinformation” en vogue dans les rangs du gouvernement est devenu la grande croisade de notre temps. Il a permis de réaliser un curieux attelage au sein duquel les agents de la CIA à Langley font cause commune avec les jeunes journalistes branchés de Brooklyn, les ONG progressistes de Washington, les think tanks financés par George Soros à Prague, les consultants en équité raciale, les conseillers financiers spécialisés dans le capital d’investissement, les employés des grands groupes de la technologie numérique dans la Silicon Valley, les chercheurs des universités de l’Ivy League, et jusqu’aux ratés de la famille royale britannique. De même, les républicains hostiles à Trump ont joint leurs forces avec le comité national du parti démocrate, qui a déclaré la désinformation en ligne « un problème touchant la société dans sa totalité et demandant une réponse mobilisant la société tout entière »
Même des critiques acerbes du phénomène n’y ont vu que du feu, à l’image de Taibbi et Jeff Gertz du Columbia Journalism Review, qui avait récemment publié une dissection du rôle de la presse dans la promotion de fausses accusations de collusion entre Trump et la Russie. Ceux-ci se sont en effet excessivement concentrés sur les manquements des médias, une posture largement partagée par les médias conservateurs, qui traitent la désinformation comme une question de partialité partisane. Mais bien qu’il soit indéniable que les médias ont été en-dessous de tout, ceux-ci sont un coupable bien commode – de très loin le maillon faible du complexe de contre-désinformation. Un temps le gardien de la démocratie, la presse américaine n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle n’est plus qu’une marionnette des agences de sécurité et des cadres du parti unique.
On pourrait être tenté de qualifier de tragédie ce qui vient de se passer, mais le propre des tragédies est qu’elles contiennent des enseignements pour le public. En tant que nation, non seulement l’Amérique n’a rien appris, mais on l’a délibérément empêchée d’apprendre sa leçon tout en canalisant son attention dans des leurres. Non pas que les américains soient des imbéciles ; c’est parce que ce qui s’est joué est moins une tragédie qu’un crime. La désinformation est à la fois le nom du crime et les moyens de le dissimuler ; une arme qui se confond avec la cible qu’elle vise.
Le crime est la guerre informationnelle en soi, lancée sous des prétextes fallacieux et dont la nature est de détruire les frontières vitales entre le public et le privé et entre l’intérieur et l’extérieur, sur lesquelles la paix et la démocratie reposent. En traitant la politique anti-establishment des populistes domestiques comme des actes de guerre commis par des ennemis extérieurs, la guerre contre la désinformation a justifié l’emploi de moyens martiaux contre des citoyens américains. Elle a transformé l’arène publique où la vie sociale et politique s’organise en un terrain miné et en une cible pour des opérations psychologiques de masse. Le crime est la violation routinière des droits des américains par des fonctionnaires non élus qui contrôlent secrètement ce que les individus peuvent dire et faire.
Ce que nous observons maintenant dans ces révélations exposant depuis son intérieur le fonctionnement du régime de censure procédant de la fusion de l’Etat et des grandes entreprises n’est qu’un prélude. Les Etats Unis n’en sont encore qu’aux stades les plus précoces d’une mobilisation massive qui vise à enrôler tous les segments de la société au service d’un joug technocratique unique. Entamée sous le prétexte d’une menace urgente causée par une interférence russe, la mobilisation s’est muée en un régime de contrôle total de l’information, qui s’est arrogé la mission d’éradiquer des périls abstraits comme l’erreur, l’injustice et la souffrance – un but digne seulement de leaders qui estiment être infaillibles, ou de super vilains de bandes dessinées.
La première phase de la guerre informationnelle a été marquée par une démonstration suprêmement humaine d’incompétence et d’intimidation par la force brute. Mais la prochaine étape, déjà en cours, privilégie des processus évolutifs d’intelligence artificielle et de pré-censure algorithmique codifiés de façon invisible dans l’infrastructure de l’internet, où ils peuvent altérer les perceptions de milliards de personnes.
Quelque chose de monstrueux est en train de se mettre en place en Amérique. Formellement, cette créature prend la forme d’une fusion entre l’Etat et le pouvoir des grandes entreprises au service d’un zèle tribal qui est la marque du fascisme. Cependant quiconque passe un peu de temps aux Etats Unis et n’est pas un zélote au cerveau lavé du régime peut affirmer qu’il ne s’agit pas d’un pays fasciste. Ce qui est en train de prendre forme est une nouvelle forme de gouvernement et d’organisation sociale aussi éloignée de la démocratie libérale du milieu du XXe siècle que l’était la République américaine des débuts vis-à-vis du régime monarchiste britannique qu’elle a fini par dépasser, puis à le supplanter. Un Etat organisé autour du principe qu’il existe pour protéger les droits souverains des individus est en train d’être remplacé par un Léviathan numérique qui diffuse son pouvoir via des algorithmes opaques et par la manipulation d’essaims numériques. Ce système ressemble au crédit social chinois et au contrôle par un parti unique, mais cette analogie peine aussi à capturer la caractéristique proprement américaine et providentielle de ce système de contrôle total. Pendant que nous perdons notre temps à essayer de le qualifier, ce système pourrait se camoufler dans un brouillard bureaucratique, effaçant toutes traces de son existence par des effacements automatiques depuis les data centers top secret de Amazon Web Services, le “cloud de confiance du gouvernement.”
Merle noir (Turdus merula) © Pixabay
Quand le merle noir en vol est disparu au loin,
Il a marqué la circonférence
D’un cercle parmi tant d’autres.
Dans un sens technique et structurel, l’objectif du régime de censure n’est pas des censurer ou d’opprimer, mais de gouverner. C’est pourquoi les autorités ne peuvent pas être mises en accusation de désinformation. Ni quand elles ont menti au sujet du portable de Hunter Biden, ni quand elles ont prétendu que l’échappée du Covid 19 du laboratoire (lab leak) était une théorie raciste du complot, ni quand elles ont affirmé que les vaccins empêchaient la transmission du Covid 19. Maintenant et pour l’éternité, la désinformation est ce qui est déclaré comme tel par les autorités. Ce n’est pas le symptôme d’un suremploi ou d’un mauvais emploi du concept ; il s’agit précisément de la caractéristique du fonctionnement d’un système totalitaire.
Si la philosophie sous-jacente de la guerre contre la désinformation peut être exprimée sous la forme d’une proposition simple, ce serait celle-ci : vous ne pouvez faire confiance à votre propre capacité de discernement. Les développements qui suivent sont une tentative de dévoiler comment cette philosophie s’est manifestée en réalité. Ils approchent le sujet de la désinformation sous treize angles – comme les « treize façons de regarder un merle noir », le poème de Wallace Stevens de 1917, avec le but de ces vues partielles finiront par donner une description proche de la réalité de la structure et du dessein ultime de la lutte contre la désinformation.
SOMMAIRE
I. Le retour contre toute attente de la russophobie : Les origines contemporaines de la « désinformation »
II. L’élection de Trump: “c’est la faute de Facebook”
III. Pourquoi avons-nous besoin de toutes ces données sur les individus?
IV. L’Internet: D’ange à démon
V. Russiagate! Russiagate! Russiagate!
VI. Pourquoi “la guerre contre le terrorisme” engagée après le 11 septembre n’a jamais pris fin
VII. La montée des “extrémistes intérieurs”
VIII. La citadelle des ONG
IX. COVID-19
X. Les portables de Hunter: l’exception à la règle
XI. Le nouvel Etat organisé autour d’un parti unique
XII. La fin de la censure
XIII. Après la Démocratie
Annexe: Le glossaire de la désinfo
Si vous disposez d’information sur le complexe de contre-désinformation ? Contactez jacobsiegel@protonmail.com ou contactez-le sur Twitter @jacob__siegel
I. Le retour contre toute attente de la russophobie: Les origines contemporaines de la « désinformation »
Les fondements de la présente guerre de l’information ont été posés en réponse à une séquence d’évènements remontant à 2014. Premièrement, la Russie a tenté de contrer le mouvement Euromaïdan en Ukraine, soutenu par les Etats Unis. Quelques mois plus tard, la Russie annexait la Crimée. Et peu après, l’Etat islamique s’emparait de la ville de Mossoul au Nord de l’Irak, qu’il proclamait capitale d’un nouveau Califat. Dans trois conflits séparés, un ennemi ou un rival des Etats Unis était perçu comme ayant mené une opération couronnée de succès en employant, non pas seulement des moyens militaires, mais aussi des campagnes sur les réseaux sociaux afin de répandre des messages confus et démoralisant pour ses ennemis – une combinaison qualifiée de “guerre hybride”. Ces conflits ont convaincu les Etats Unis et les dirigeants de l’OTAN que le pouvoir des réseaux sociaux de façonner l’opinion publique avait évolué à un tel point qu’il risquait d’influencer le cours de guerres modernes – et de parvenir à des résultats contraires aux intérêts des Etats Unis. Le pouvoir américain en déduisait que l’Etat devait se doter des moyens de prendre le contrôle des communications numériques afin de présenter la réalité comme il le souhaitait, et d’empêcher que la réalité devienne quelque chose d’autres.
Techniquement, la guerre hybride fait référence à une approche qui combine des moyens militaires et non militaires – des opérations ouvertes et clandestines combinées avec des techniques de cyberguerre et des opérations d’influence – afin à la fois de semer la confusion et d’affaiblir une cible tout en évitant un affrontement direct, complet et conventionnel. En pratique, c’est notoirement vague. “Le terme recouvre maintenant tout type discernable d’activité russe, de la propagande à la guerre conventionnelle, et tout ce qui intervient entre les deux,” écrivait l’analyste Russe Michael Kofman en mars 2016.
Au cours de la dernière décennie, La Russie a, de fait, employé des tactiques associées à la guerre hybride, y compris une tentative de viser les publics occidentaux via des chaînes comme RT et Sputnik News, et par le truchement d’opérations cyber comme l’utilisation de comptes de “trolls”. Mais rien de tout ceci n’était vraiment une nouveauté. En 2014, déjà, il s’agissait de tactiques éprouvées pratiquées par les Etats Unis, et par tous les grands pouvoirs. Dès 2011, les Etats Unis étaient engagés dans la manufacture de leur propre “armée de trolls” en ligne en développant des logiciels afin de “manipuler secrètement les sites de réseaux sociaux au moyen de faux profils, dans le but d’influencer les conversations sur l’internet et de répandre la propagande américaine.”
“Si vous torturez la guerre hybride pour suffisamment longtemps, elle vous dira tout ce que vous souhaitez entendre”, alertait Kofman. C’est précisément ce qui s’est produit quelques mois plus tard lorsque des critiques de Trump ont popularisé l’idée qu’une main invisible russe influençait le cours d’évènements de nature politique sur le territoire des Etats Unis.
La voix en pointe dans la promotion de cette thèse était un ancien agent du FBI et spécialiste du contreterrorisme nommé Clint Watts. Dans un article daté du mois d’août 2016, “How Russia Dominates Your Twitter Feed to Promote Lies (And, Trump, Too),” (Comment la Russie domine votre fil Twitter afin de promouvoir des mensonges (et Trump, par-dessus le marché), Watts et son coauteur Andrew Weisburd décrivaient comment la Russie avait ramené à la vie ses operations nommées “mesures actives”, datant de la guerre froide, en ayant recours à des moyens de propagande et de désinformation afin d’influencer des publics étrangers. Watts et Weisburd relevaient que les électeurs de Trump et les propagandistes russes propageaient les mêmes informations sur les réseaux sociaux, dont l’effet était de présenter les Etats Unis comme faibles et incompétents. Sur cette base, ils en déduisaient l’extraordinaire allégation que “la fusion de comptes pro-russes et des Trumpkins avait commencé depuis belle lurette.” Si c’était avéré, cela signifiait que quiconque exprimait un soutien en faveur de Donald Trump était potentiellement un agent du gouvernement russe, que la personne en question en ait eu conscience ou non. Cela voulait dire que les gens que les auteurs désignaient au moyen du terme de “trumpkins”, qui composent la moitié du pays, représentaient une menace pour la paix intérieure. Ce faisant, l’article faisait l’amalgame entre la politique intérieure américaine et la guerre, comme dans de nombreux points chauds dans le monde, reléguant ainsi des millions d’américains dans la catégorie d’ennemis.
Watts a construit sa réputation en tant qu’analyste dans le contreterrorisme en étudiant les stratégies de Daech sur les réseaux sociaux, mais avec des articles comme celui-ci, il devenait l’expert de référence sur les trolls russes et les opérations de désinformation du Kremlin. Il semble aussi qu’il ait disposé de relais très influents.
Dans son livre, L’offensive contre le renseignement (The Assault on Intelligence), l’ancien chef de la CIA à la retraite Michael Hayden présentait Watts comme “le seul homme qui, bien avant tout le monde, avait tiré la sonnette d’alarme avant les élections de 2016.”
Hayden gratifiait Watts dans son livre de lui avoir fait prendre conscience du pouvoir des réseaux sociaux : “Watts m’a fait comprendre que Twitter fabrique des mensonges plus crédibles au moyen de caisses d’écho et grâce à ses importants volumes”. Il nomma ceci de la “propagande informatique”. A son tour, Twitter donne le la sur les principaux médias.
Une fausse nouvelle algorithmiquement amplifiée par Twitter et colportée par les médias : c’est exactement la caractéristique des “balivernes” répandues sur Twitter concernant l’entreprise de subversion russe [le Russiagate]? Il se trouve que c’est Watts, en 2017, qui a eu l’idée du tableau de bord Hamilton 68 et a aidé à porter cette initiative sur les fonts baptismaux.
II. L’élection de Trump: “La faute de Facebook.”
Personne ne voyait en Trump un politicien normal. Se comportant comme un ogre, Trump horrifiait des millions d’américains qui prenaient comme une trahison personnelle le fait qu’il puisse occuper le bureau occupé avant lui par George Washington ou Abraham Lincoln. Trump représentait aussi une menace pour les milieux d’affaire les plus puissants de la société. C’est cette dernière violation, plutôt que son racisme putatif ou son inaptitude flagrante à occuper la fonction présidentielle qui ont plongé la classe dirigeante dans un état d’apoplexie.
Compte tenu de son cheval de bataille, une fois arrivé au pouvoir, de la réduction de l’impôt sur les sociétés, il est facile d’oublier que les hiérarques républicains et la classe des donateurs du parti voyaient Trump comme un dangereux radical menaçant leurs relations d’affaire avec la Chine, leur accès à des produits d’importation à bas coût, et le très lucratif business de la guerre permanente. Mais, en fait, c’est ainsi qu’ils le percevaient, comme que le révèle la réponse édifiante à la candidature de Trump rapportée dans le Wall Street Journal en septembre 2016 : “aucun dirigeant des 100 plus grandes entreprises de la nation n’a fait la moindre donation à la campagne du Républicain Donald Trump au mois d’août. Il s’agit d’un renversement complet comparé à la campagne de 2012, lors de laquelle près d’un tiers des dirigeants des 100 plus grandes sociétés soutenaient le candidat du GOP[iv] Mitt Romney.”
Trump n’avait pas l’exclusivité du phénomène. La classe dirigeante voyait aussi une très grave menace en Bernie Sanders, le candidat de la gauche populiste en 2016. Mais alors que les démocrates sont parvenus avec succès à saboter la candidature de Sanders, Trump a réussi à déborder les lignes de défense du parti, ce qui voulait dire qu’il fallait lui régler son compte par d’autres moyens.
Deux jours après l’élection de Donald Trump, un rien suffisant, le Sénateur démocrate Chuck Schumer confiait à Rachel Maddow sur MSNBC que c’était “profondément stupide” de la part du nouveau président de se mettre en délicatesse avec les agences de sécurité censées travailler pour lui : “laissez-moi vous dire que si vous vous en prenez à la communauté du renseignement, dans les six jours qui suivent ils sont sur votre dos.”
Trump avait utilisé des sites comme Twitter pour contourner les élites du parti et établir une relation directe avec les électeurs. Dès lors, afin de couper les ailes du nouveau président et s’assurer qu’aucun émule de Trump ne parvienne plus jamais au pouvoir, les agences de renseignement se devaient de briser l’indépendance des plateformes de réseaux sociaux. Il se trouvait que c’était une leçon que de nombreux responsables du renseignement et de la défense avaient retenu des campagnes de Daech et de la Russie de 2014 – c’est-à-dire que les réseaux sociaux sont trop puissants pour être laissés hors du contrôle de l’Etat – cette fois-ci, ils l’appliquaient à la politique interne, bénéficiant au passage du soutien de politiciens qui avaient gros à gagner en s’associant à cet effort.
Immédiatement après l’élection, Hillary Clinton a commencé à imputer sa défaite à Facebook. Jusqu’à ce point, Facebook et Twitter s’étaient efforcés de demeurer en-dehors de l’arène politique, soucieux de mettre en péril leurs profits potentiels et de s’aliéner l’un des deux partis. Mais alors que la direction opérationnelle de la campagne de Clinton se réorientait non pas seulement vers la réforme des plateformes de réseaux sociaux, mais ambitionnait de les conquérir, un profond changement s’est produit. La leçon apprise de la victoire de Trump était que Facebook et Twitter – beaucoup plus que le Michigan et le Floride – étaient des champs de bataille décisifs où les combats politiques sont gagnés ou perdus. “Beaucoup parmi nous commencent à mesurer l’envergure du problème,” déclarait dans la semaine suivant l’élection le chef de la stratégie numérique de la campagne de Clinton, Teddy Goff, faisant référence au rôle allégué de Facebook dans l’amplification de la désinformation russe qui avait aidé Trump. “Du point de vue de la campagne et de l’administration, et d’une certaine façon d’un point de vue de plus long terme dépassant l’orbite de l’administration Obama, c’est une des questions que nous aurons à trancher après l’élection,” déclarait Goff.
La presse a répété ce message si souvent que cela a donné à ce qui n’était qu’un énoncé de stratégie politique une allure de vérité objective :
“Donald Trump Won Because of Facebook” (Donald Trump doit sa victoire à Facebook), New York Magazine, 9 Nov. 2016.
“Facebook, in Cross Hairs After Election, Is Said to Question Its Influence” (Faisant l’objet de feux croisés, Facebook a des états d’âme au sujet de son influence), The New York Times, 12 Nov 2016.
“Russian Propaganda Effort Helped Spread ‘Fake News’ During Election, Experts Say” (Selon les experts, les efforts de propagande russe ont contribué à propager des ‘fake news’ pendant la campagne) The Washington Post, 24 Nov 2016.
“Disinformation, Not Fake News, Got Trump Elected, and It Is Not Stopping” (C’est à la désinformation, et non aux fake news, que Trump doit sa victoire. Et ça ne fait que commencer), The Intercept, 6 Déc 2016.
Et ainsi de suite dans d’innombrables articles qui ont dominé le cycle de l’information pendant les deux années suivantes.
Dans un premier temps, le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, a rejeté comme étant “assez folles” les accusations selon lesquelles les fake news diffusées sur sa plateforme avaient influencé l’issue de l’élection. Mais Zuckerberg a dû faire face à une campagne exerçant une intense pression sur lui dans tous les secteurs de la classe dirigeante américaine, jusque dans les rangs de ses propres employés, qui lui reprochaient d’avoir installé un agent de Poutine à la Maison Blanche, l’accusant ouvertement de haute trahison. Le coup fatal a été porté quelques semaines après l’élection lorsqu’Obama lui-même a “publiquement dénoncé la propagation de fake news sur Facebook.” Deux jours plus tard, Zuckerberg capitulait : “Facebook annonce une nouvelle offensive contre les fake news après les commentaires d’Obama.”
Comme les allégations concernant les armes de destruction massive ont entrainé la seconde guerre du golfe, l’affirmation mensongère, mais fondatrice, selon laquelle la Russie aurait piraté l’élection de 2016, a fourni la justification par laquelle l’Amérique a replongé dans un Etat d’exception comme en temps de guerre. Avec la suspension des règles de la démocratie constitutionnelle, une coterie de cadres du parti et de responsables de la sécurité ont mis en place une vaste et opaque architecture de contrôle social en coulisse des plus grandes plateformes de l’internet.
Sans qu’aucun décret n’ait été signé, le gouvernement américain avait instauré la loi martiale sur la toile.
III. Pourquoi avons-nous besoin de toutes ces données personnelles ?
De notoriété publique, la doctrine américaine de guerre contre-insurrectionnelle (COIN) repose sur la volonté de « gagner les cœurs et les esprits. » L’idée est que la victoire contre des groupes insurrectionnels dépend de l’objectif de gagner le soutien des populations locales, ce qui ne peut être obtenu par l’emploi de la seule force brute. Dans des endroits comme le Vietnam ou l’Irak, ce soutien a été acquis au moyen d’une combinaison de Nation Building (construction de la nation) et de collaboration avec les acteurs locaux en leur fournissant des biens qu’ils étaient censés convoiter : de l’argent et des emplois, par exemple, afin de stabilité.
Mais les valeurs culturelles varient et ce qui attire un villageois afghan peut laisser de marbre un comptable suédois . Dès lors, les opérations de contre-insurrection, si elles veulent réussir, doivent apprendre ce que convoitent les populations autochtones. Pour gagner un esprit, il faut d’abord le pénétrer pour comprendre ses désirs et ses peurs. Lorsque cet effort échoue, c’est une autre approche qui prend sa place : le contre-terrorisme. Alors que la stratégie contre-insurrectionnelle s’attache à gagner des soutiens locaux, le contreterrorisme essaie de traquer et d’éliminer des ennemis désignés.
En dépit de leur tension apparente et de leurs approches contrastées, les deux stratégies ont souvent été employées de tandem. Elles reposent toutes deux sur des réseaux étendus de surveillance permettant de collecter du renseignement sur leurs cibles, qu’il s’agisse de savoir où creuser des puits ou de localiser des terroristes afin de les éliminer. Mais la contre-insurrection, en particulier, repose sur le postulat que, si nous pouvons apprendre suffisamment de choses sur une population, il sera possible de refonder sa société. La bonne réponse dépend fortement de l’accès aux bonnes ressources, lesquelles nécessitent une combinaison d’outils de surveillance et de méthodes sociales scientifiques, dont le produit commun alimente des bases de données très puissantes prétendument censées contenir la totalité de la guerre.
En réfléchissant à ma propre expérience d’agent de renseignement de l’armée américaine en Afghanistan, j’ai été témoin des défauts d’une méthode reposant sur le traitement de “données analytiques accessibles à portée de clic par quiconque dispose d’un accès aux centres opérationnels ou à la salle de crise.” D’un côté, le maniement de ces données semble “réaliser les promesses d’une convergence imminente de la carte et du territoire”. Mais la vérité est qu’ “à mesure que les forces américaines engrangeaient des milliers de différentes choses qu’elles ne pouvaient comprendre”, elles entraient dans un cercle vicieux. Pour en sortir, nous avons collecté encore plus de données. Si seulement nous pouvions collecter suffisamment d’informations et les harmoniser avec le bon algorithme, croyions-nous, la base de données nous permettrait de lire l’avenir.
Non seulement, ce cadre d’évaluation de la réalité est à la base de la doctrine moderne de contre-insurrection américaine, mais il est aussi ce qui a été à la base de l’élan à l’origine de la construction de l’internet. Le Pentagone a construit le prototype de l’internet nommé ARPANET en 1969 parce qu’il avait besoin d’une infrastructure de communication décentralisée qui pourrait survive à une guerre nucléaire – mais ce n’était pas le seul but. L’internet, écrit Yasha Levine dans son histoire du sujet, La vallée de la surveillance (Surveillance Valley), était aussi une “tentative de construire des systèmes informatiques qui pourraient collecter et partager de l’intelligence, regarder le monde en temps réel, et étudier et analyser les acteurs opérant au sein de mouvements politiques avec le but ultime de prévoir et d’empêcher des bouleversements sociaux. Certains rêvaient même de créer une sorte de radar précoce des sociétés humaines : un système informatique en réseau qui rechercherait des menaces sociales et politiques et les intercepteraient d’une façon comparable au radar traditionnel dans le domaine de la défense aérienne.”
Dans les temps glorieux de “l’agenda de liberté” de l’internet, il était présenté selon la mythologie en vogue dans la Silicon Valley comme un laboratoire d’hurluberlus de génie, d’esprits entreprenants, de libres penseurs, et de bricoleurs libertaires qui voulaient accomplir des exploits extraordinaires sans être entravés par la pesanteur de l’Etat. Mais il existe un récit alternatif exposé dans le livre de Levine, selon lequel l’internet “avait toujours eu un autre objectif, d’une nature très différente, résidant dans la collecte de renseignement et la guerre.” Il y avait du vrai dans les deux versions, mais après 2001, la distinction s’est estompée.
Comme l’écrit Shoshana Zuboff dans L’âge du capitalisme de la surveillance, au début de la guerre contre la terreur, “l’affinité de choix entre les agences publiques de renseignement et la très jeune entreprise capitaliste de surveillance Google a accouché dans le feu de l’urgence d’un oxymore sans précédent historique : l’exceptionnalisme de la surveillance.”
En Afghanistan, l’armée devait utiliser des drones très onéreux et des “troupes d’hommes de terrain” composées d’universitaires en mal d’aventure afin de surveiller la population locale et d’en extraire des données sociologiques utiles. Mais pour des américains passant plusieurs heures par jour à alimenter chacune de leur pensées par la consultation des monopoles de données reliés au secteur de la défense, il devait apparaître trivialement facile pour quiconque contrôlait ces bases de données de manipuler les sentiments de la population à domicile.
Il y a plus d’une décennie, le Pentagone a commencé à financer le développement d’une gamme d’outils permettant de détecter et de contrer les éléments de langage terroriste en ligne. Certains faisaient partie d’une initiative plus large de “guerre mémétique” au sein de l’armée qui incluait la proposition de transformer les mèmes en armes de guerre afin d’ “infliger des défaites à une idéologie ennemie qui gagne des masses de non combattants indécis.” Mais, initiés en réponse à la montée de Daech et à l’emploi très habile par le groupe djihadiste des réseaux sociaux, la plupart de ces programmes se concentraient sur l’intensification de moyens automatiques de détection et de censure de messages terroristes en ligne. Ces efforts ont culminé en janvier 2016 avec l’annonce par le Département d’Etat de la création du précité Global Engagement Center, dirigé par Michael Lumpkin. Seulement quelques mois plus tard, le président Obama plaçait le GEC aux avant-postes de la nouvelle guerre contre la désinformation. Le jour même de l’annonce de la création du GEC, Obama et “plusieurs hauts responsables de l’establishment de sécurité intérieure rencontraient des représentants de Facebook, Twitter, YouTube, ainsi que d’autres enseignes puissantes de l’internet afin de discuter de la façon dont les Etats Unis pouvaient combattre les messages de Daech sur les réseaux sociaux.”
Dans la foulée des succès populistes de 2016, des figures importantes du parti au pouvoir en Amérique ont saisi l’occasion de réemployer les moyens de surveillance et de contrôle mis en place pendant la guerre contre la terreur afin de consolider leur mainmise sur le pouvoir aux Etats Unis. Les armes créées pour combattre Daech et Al-Qaeda se sont retournées contre les américains coupables de mal-pensance envers les président ou ont été redéployées dans la gestion de sujets comme les rappels de vaccins, les pronoms de genre, ou encore la guerre en Ukraine.
L’ancien fonctionnaire du Département d’Etat Mike Benz, qui dirige maintenant une organisation nommée Foundation for Freedom Online (Fondation pour la Liberté en ligne), laquelle se définit comme un gardien (watchdog) de la liberté d’expression en ligne, décrit comment une organisation comme Graphika, qui est “essentiellement un consortium de censure financé par le Département de la Défense”, a été créée pour lutter contre le terrorisme, puis repensée pour censurer les propos politiques en Amérique. “Au départ financée pour participer effectivement aux efforts visant à conjurer les contre-insurrections dans les zones de conflits où les troupes américaines sont impliquées,” l’entreprise a été “redéployée sur le terrain intérieur dans le domaine de la censure concernant le Covid ou la censure politique”, déclarait Benz dans un entretien. “Graphika a été utilisée pour suivre l’évolution des discours sur les réseaux sociaux sur le Covid et les origines du Covid, les théories du complot concernant le Covid, et les questions liées au Covid.”
Le combat contre Daech s’est transformé en un combat contre Trump et la “collusion russe”, qui se sont mués en une lutte contre la désinformation. Mais il ne s’agissait pas de vulgaires questions de marketing et de branding. L’infrastructure technologique sous-jacente et la philosophie de la classe dirigeante, qui revendiquait le droit de refaire le monde selon un culte religieux de l’expertise, demeuraient inchangés. L’art humain de la politique, qui requiert des négociations réelles et des compromis avec les soutiens de Trump, a été abandonné en faveur d’une science élitiste spécieuse d’ingénierie sociale visant à produire une société totalement administrée.
Pour la classe dirigeante américaine, COIN remplaçait la politique comme le moyen adéquat de gestion de la population autochtone.
IV. L’internet: d’ange à démon
Il était une fois où l’internet devait sauver le monde. La première bulle numérique (la bulle dot-com) des années quatre-vingt-dix avait popularisé l’idée que l’internet est une technologie permettant de réaliser la plénitude du potentiel humain et de répandre la démocratie. Le “cadre mondial pour le commerce électronique” de l’administration Clinton de 1997 soutenait cette vision : “Internet est un média au potentiel énorme pour promouvoir la liberté individuelle et l'émancipation (…) c’est pourquoi, dans la mesure du possible, le citoyen devra être laissé libre de la manière dont il utilise ce média.” Quelques esprits taquins à l’Ouest ont raillé les vains efforts dans d’autres parties du monde afin de contrôler les flux d’information. Ainsi en 2000, le président Clinton faisait remarquer ironiquement que la censure sur internet pratiquée par la Chine équivalait à “une tentative de vider l’océan à la petite cuiller.” La démesure a continué pendant l’administration Bush, au cours de laquelle les entreprises de l’internet étaient perçues comme des partenaires cruciaux dans le programme de surveillance de masse mis en place par l’Etat pour installer la démocratie au Moyen-Orient.
Mais la grandiloquence a atteint des sommets inégalés lorsque le président Obama a été élu au terme d’une campagne menée sous l’antienne de “big data”, qui privilégiait les réseaux sociaux pour toucher les électeurs. Un alignement des planètes s’est produit entre le style politique d’Obama, le président de l’ “espoir” et du “changement”, dont le principe cardinal de sa politique étrangère était “ne commettez pas d’erreurs grossières” (“Don’t do dumb shit”), et les grands moteurs de recherche dont le slogan était alors “ne faites-pas le mal” (“Do no evil.”). Il existait en outre des liens personnels intimes entre les deux pouvoirs, avec rien de moins que 252 cas de portes coulissantes entre la Maison Blanche et Google au cours de la présidence Obama. Entre 2009 et 2015, les employés de Google et de la Maison Blanche se sont rencontrés, en moyenne, plus d’une fois par semaine.
En tant que secrétaire d’Etat d’Obama, Hillary Clinton avait en charge la politique du gouvernement de “l’internet libre”, qui visait à “promouvoir les communications en ligne comme l’outil d’ouverture de sociétés fermées”. Dans un discours de 2010, Clinton a mis en garde contre l’expansion de la censure numérique par des régimes autoritaires : “Un nouveau rideau de fer de l’information est en train de tomber sur une grande partie du monde”, déclarait-elle. “Et au-delà de cette partition, les vidéos virales et les blogs sont en train de devenir les samizdats de notre époque.”
Ce n’est pas la moindre des ironies que les mêmes personnes qui, une décennie auparavant, menaient la charge de la liberté en terre étrangère ont poussé les Etats Unis à mettre en place l’une des plus massives et puissantes machines de censure sous l’égide de la lutte contre la désinformation.
Ou peut-être l’ironie n’est-elle pas le bon mot pour caractériser la différence entre la Clinton chantre de la liberté d’il y a dix ans et la militante en faveur de la censure d’aujourd’hui. Mais le terme permet de comprendre la volte-face d’une classe de personnalités qui étaient des porte-drapeaux d’idéaux radicalement différents dix ans auparavant. Ces gens – les politiciens, tout d’abord – percevaient (et présentaient) la liberté de l’internet comme une force positive pour l’humanité lorsque cela leur permettait d’accumuler du pouvoir et servait leurs intérêts, mais comme quelque chose de démoniaque lorsqu’elle a commencé à remettre en cause les hiérarchies de pouvoir bien installées et à profiter à leurs rivaux. C’est ce qui permet de comprendre le gouffre existant entre la Hillary Clinton de 2013 et celle de 2023 : les deux perçoivent l’internet comme un outil formidablement puissant afin de diriger des processus politiques et d’effectuer des changements de régime.
C’est ce qui explique pourquoi la montée de Donald Trump est apparue comme une profonde trahison dans les mondes de Clinton et d’Obama – parce que, d’où ils voient les choses, la Silicon Valley aurait pu arrêter la marche des évènements, mais ne l’a pas fait. En tant qu’architectes de la réglementation de l’internet, ils avaient aidé les grands groupes de la tech à bâtir leurs fortunes sur la surveillance de masse et évangélisé l’internet comme un havre de paix et de progrès tout en détournant leurs regards des violations flagrantes du droit de la concurrence. En retour, les entreprises de la tech avaient commis l’irréparable – non parce qu’ils avaient aidé la Russie à “pirater l’élection”, ce qui est une accusation désespérée ayant pour objet de jeter un voile pudique sur leur échec, mais parce qu’ils avaient refusé d’intervenir afin d’empêcher Donald Trump de gagner.
Dans son livre, Qui possède notre futur ?, le pionnier de la tech Jaron Lanier écrivait : “La principale raison d’être des réseaux numériques est la création de méga-dossiers ultra-secrets sur les autres, et l'utilisation de ces informations pour concentrer l'argent et le pouvoir”. Les économies numériques produisant des concentrations sans cesse croissante de données et de pouvoir, l’inévitable s’est produit : les entreprises de la tech sont devenues trop puissantes.
Que pouvaient alors faire les pouvoirs en place ? Ils disposaient de deux options. (A) D’un côté, ils pouvaient faire usage de leur pouvoir de réglementer l’internet pour briser les monopoles de données et restructurer le contrat social en refondant l’internet afin que les individus conservent la propriété de leurs données au lieu de se faire dépouiller chaque fois qu’ils cliquent sur un lien. Ou bien (B), ils pouvaient maintenir intact le pouvoir des entreprises de la tech, tout en les forçant à abandonner leur prétention à la neutralité et, en lieu et place, se ranger derrière le parti au pouvoir – une prospective attrayante, compte tenu de tout ce qu’ils pourraient faire avec tout ce pouvoir.
Ils ont choisi l’option B.
En déclarant la plateforme coupable d’avoir élu Trump – un candidat à peu-près aussi répugnant pour les élites ultra-éduquées de la Silicon Valley que pour celles de New York et Washington – les médias et la classe politique se dotaient du gourdin nécessaire afin de contraindre les entreprises de la tech à devenir encore plus puissantes et plus obéissantes.
V. Russiagate! Russiagate! Russiagate!
Si l’on considère que la classe dirigeante américaine faisait face à un problème – Donald Trump semblait menacer son monopole sur les institutions – alors l’enquête sur la Russie ne faisait pas que fournir les moyens de la fédérer, à l’intérieur et en-dehors du gouvernement, contre un ennemi commun. Elle donnait aussi aux autorités l’occasion unique de coopter le secteur non aligné le plus puissant de la société : l’industrie de la tech. Le chantier de la collusion a permis de mettre en place la coordination nécessaire au sein d’une campagne qui fusionnait (1) les objectifs politiques du parti démocrate, (2) l’agenda institutionnel des agences de renseignement et de sécurité, et (3) le pouvoir de forger des récits et la ferveur morale des médias avec (4) l’architecture de surveillance des grands groupes de la tech.
Le mandat FISA[v] classé secret défense qui a permis aux agences de sécurité de commencer à espionner la campagne de Trump était fondé sur le dossier Steele, un travail partisan d’un barbouze rémunéré par l’équipe de campagne d’Hillary Clinton, qui consistait en une série de rapports bidons alléguant une collaboration entre Donald Trump et le gouvernement russe. Bien qu’il se soit agi d’un outil puissant de court terme contre Trump, le dossier était tellement bidon qu’il risquait, à terme, de devenir dommageable.
La lutte contre la désinformation a résolu ce problème en fournissant à la résistance anti-Trump une arme décisive. Au début, elle était une arme parmi d’autres de l’arsenal rhétorique du camp hostile à Trump. Mais elle a éliminé tous les autres parce qu’elle était la seule capable d’apporter une réponse à tout en cultivant une ambiguïté telle que les allégations les plus folles ne pouvaient être invalidées par la preuve du contraire. Sur le plan défensif, la désinformation fournissait un moyen d’attaquer et discréditer quiconque remettrait en question le dossier ou mettrait en cause la collusion entre Trump et la Russie.
Tous les vieux trucs éculés du Maccarthisme étaient remis au goût du jour. Le Washington Post martelait que la désinformation avait fait pencher la balance de l’élection de 2016 dans une campagne en forme de croisade qui commença dans les jours suivant la victoire de Trump, avec l’article “Russian propaganda effort helped spread ‘fake news’ during election, experts say.” (“La propagande russe a contribué à la diffusion de ‘fake news’ pendant la campagne, déclarent les experts”). A noter que le principal expert cité dans cet article n’était autre que Clint Watts.
Un flux continu de fuites orchestré par des hauts responsables du renseignement au profit de reporters spécialisés dans les questions de sécurité nationale avait déjà permis de colporter le récit bidon selon lequel il existait des preuves crédibles de collusion entre la campagne de Trump et le Kremlin. Mais lorsque Trump a gagné en dépit de ces rapports, les responsables les plus haut placés qui les avaient répandus, à commencer par le chef de la CIA John Brennan, ont alors doublé la mise. Deux semaines après l’investiture de Trump, l’administration Obama publiait une version déclassifiée de l’état des lieux de la communauté du renseignement, connu sous le nom d’ICA, sur les “activités et intentions russes dans les élections récentes”, aux termes duquel “Poutine et le gouvernement russe auraient développé une nette préférence pour le président élu Trump.”
L’ICA était présenté comme le consensus objectif et apolitique auquel étaient parvenues les multiples agences de renseignement. Dans la Columbia Journalism Review, Jeff Gerth écrivait que l’évaluation avait reçu une couverture “massive et largement exempte de critique” dans la presse. Mais en fait, l’ICA était l’exact contraire de ce qu’il prétendait être : un document politique sélectivement caviardé qui omettait délibérément toute preuve contraire afin de créer l’impression que le récit sur la collusion n’était pas une rumeur hautement controversée mais un fait objectif.
Un rapport classifié de la commission de la chambre sur le renseignement (House Intelligence Committee) sur la création de l’ICA décrit en détail combien ce document était dérogatoire aux coutumes et outrageusement politisé. “Ce ne sont pas 17 agences, ni même une douzaine d’analystes des trois agences qui ont écrit cette évaluation,” rapportait un responsable haut placé du renseignement qui avait lu le brouillon du rapport de la chambre des représentants au journaliste Paul Sperry. “N’ont contribué à la rédaction de ce rapport que cinq agents de la CIA, tous soigneusement sélectionnés par Brennan. Et le principal rédacteur était un ami proche de Brennan.” Nommé par Obama, Brennan avait rompu avec tout précédent en pesant sur la politique électorale tout en agissant en qualité de directeur de la CIA. Cela constituait un tremplin pour sa carrière hors du gouvernement en tant qu’expert sur MSNBC et peaufinait son image de figure héroïque de la “résistance” à Trump, garantissant des gros titres à chaque fois qu’il accusait Trump de trahison.
Le successeur de Brennan à la tête de la CIA, Mike Pompeo, confirma qu’en tant que directeur de l’agence, il avait appris que des “analystes chevronnés qui avaient travaillé sur la Russie pendant la presque totalité de leur carrière avait été écartés” de la préparation de l’ICA. Selon Sperry, Brennan “avait écarté des preuves contredisant la version officielle du rapport sur les motivations de Poutine, en dépit des objections d’analystes du renseignement qui estimaient que Poutine comptait sur la victoire de Clinton et voyait Trump comme une “source d’incertitude”. (C’est aussi Brennan qui a poussé à l’inclusion du dossier Steele dans l’évaluation officielle en dépit des objections d’autres agences.)
Malgré ses irrégularités, l'ICA a atteint tous les buts qui lui étaient assignés : Trump a commencé sa présidence dans un halo de soupçon qu’il n’est jamais parvenu à lever. Comme Schumer l’avait prédit, les responsables du renseignement n’avaient pas perdu de temps dans l’assouvissement de leur revanche.
Il ne s’agit pas seulement de revanche, mais d’un plan d’action pour l’avenir. L’allégation selon laquelle la Russie avait piraté l’élection de 2016 a permis aux agences fédérales de mettre en place un nouveau complexe de censure mêlant le public et le privé, au motif de garantir l’ “intégrité des élections”. Les personnes qui ont exprimé des opinions sincères et constitutionnellement protégées sur les élections de 2016 (et plus tard sur le Covid 19 et le retrait des Etats Unis de l’Afghanistan) ont été taxées d’être des anti-américains, des racistes, des complotistes, des laquais de Vladimir Poutine et ils ont été systématiquement éliminés de l’espace public numérique afin d’empêcher leurs que la libre expression de leurs idées ne répandent de la désinformation. Selon une estimation extrêmement prudente d’informations publiques, nous avons assisté à des dizaines de millions de cas de censure depuis l’élection de Trump.
Cette séquence particulière a atteint son climax le 6 janvier 2017 – le jour même où le rapport ICA de Brennan apportait un sceau officiel à la fausse prétention selon laquelle Poutine aurait aidé Trump – lorsque Jeh Johnson, le directeur sur le départ du Département de la Sécurité intérieure d’Obama, annonçait qu’en réponse à l’ingérence russe dans le jeu électoral américain, il avait décrété le système électoral « infrastructure nationale cruciale ». La mesure transférait ainsi 8000 commissions électorales réparties sur la totalité du territoire sous la compétence de DHS. Il s’agissait d’un coup que Johnson avait essayé de jouer depuis l’été 2016, mais qui, comme il l’a expliqué dans un discours postérieur, avait été empêché par des parties prenantes locales, lesquelles lui avaient expliqué que « la conduite des élections dans ce pays ressort de la responsabilité souveraine et exclusive des Etats, et qu’ils ne souhaitaient pas une intrusion, une préemption ou une régulation fédérale de ce processus. » Johnson était enfin parvenu à trouver un moyen d’imposer unilatéralement cette mesure dans les derniers jours de son mandat.
A posteriori, on comprend parfaitement les raisons de la précipitation de Johnson : en l’espace de seulement quelques années, toute l’argumentation avancée pour la mise en coupe réglée du système électoral par les autorités fédérales en vertu d’un pouvoir d’exception était promise à un effondrement. En effet, en juillet 2019, le rapport Mueller concluait que Donald Trump n’avait pas agi en collusion avec le gouvernement russe – les mêmes conclusions que celles auxquelles était parvenu le rapport de l’inspecteur général sur les origines de l’enquête sur Trump et la Russie, publiées quelques temps après la même année. Finalement, le 9 janvier 2023, le Washington Post publiait en catimini un addendum dans sa newsletter sur la cybersécurité concernant l’étude du Center for Social Media and Politics de New York University. Sa conclusion était sans appel : “Les trolls russes sur Twitter ont eu peu d’influence sur les électeurs en 2016.”
Mais si tard, cela n’avait plus aucune importance. Dans les deux dernières semaines de l’administration Obama, le nouvel appareil de contre-désinformation engrangeait une de ses victoires les plus décisives : le pouvoir de directement superviser les élections fédérales. Cette mainmise devait entraîner des conséquences très profondes lors de l’affrontement de 2020 entre Trump et Joe Biden.
VI. Pourquoi la “guerre contre la terreur” engagée après le 11 septembre n’a jamais pris fin
Clint Watts, qui dirigeait l’initiative Hamilton 68, et Michael Hayden, l’ancien général de l’armée de l’air, ancien directeur de la CIA et ancien directeur de la NSA, qui avait parrainé Watts, sont deux vieux routiers de l’establishment américain du contre-terrorisme. Hayden fait partie des responsables les plus accomplis jamais produits par les Etats Unis, et avait été un des principaux architectes du système de surveillance de masse mis en place après le 11 septembre. Notoirement, un pourcentage impressionnant des figures centrales du complexe de contre-désinformation ont été formées dans l’univers du contre-terrorisme et de la guerre contre-insurrectionnelle.
Michael Lumpkin, le directeur du GEC, l’agence logée au sein du Département d’Etat qui a été le premier centre de commande de la guerre contre la désinformation, est un ancien nageur de combat de la marine (Navy SEAL) avec un profil forgé dans le contreterrorisme. Le GEC avait lui-même émergé du Center for Strategic Counterterrorism Communications avant d’être repositionné pour lutter contre la désinformation.
Twitter a eu l’occasion de stopper la fumisterie Hamilton 68 avant qu’elle ne prenne une proportion ingérable, mais l’entreprise au petit oiseau bleu ne l’a pas fait. Pourquoi ? La réponse apparaît dans les emails envoyés par un dirigeant de Twitter nommé Emily Horne, qui avait mis en garde contre la révélation de la supercherie. Twitter était en possession d’une preuve confondante montrant que l’ Alliance for Securing Democracy, le think tank derrière le projet Hamilton 68, était coupable des mêmes accusations que celles qu’il formulait contre d’autres : propager de la désinformation qui met de l’huile sur le feu sur des plaies politiques béantes et fragilise la légitimité des institutions démocratiques. Mais cela devait être mis en balance avec d’autres facteurs, suggérait Horne, comme le besoin de demeurer dans les bonnes grâces d’une organisation puissante. « Nous devons faire attention à la façon dont nous mettons en cause publiquement ASD », écrivait-elle en février 2018.
L’ASD avait de la chance d’avoir quelqu’un comme Horne de son côté au sein de Twitter. Mais encore une fois, le hasard n’y était pour rien. Horne avait précédemment travaillé au Département d’Etat, où elle gérait le portefeuille des « médias numériques et de la coopération avec les think tanks ». Selon son profil LinkedIn, elle « avait travaillé de façon rapprochée avec des journalistes spécialisés en politique étrangère dans la couverture des activités de la coalition (Daech). » En d’autres mots, elle avait un profil de contreterrorisme similaire à celui de Watts, mais avec une plus grande expérience dans la manipulation de la presse et des organisations de la société civile. Partant de là, elle avait rejoint l’équipe de communication stratégique du conseil de la sécurité intérieure d’Obama, ne le quittant que pour rejoindre Twitter en juin 2017. Et cerise sur le gâteau, ajoutons qu’Emily Horne a rejoint Twitter un mois avant le lancement d’ASD, juste à temps pour soutenir la protection d’un groupe mené par le genre de courtiers de pouvoir qui détenaient les clés de son avenir professionnel.
Ce n’est guère une coïncidence que la guerre contre la désinformation ait commencé juste au moment où la Global War on Terror (GWOT) (guerre globale contre la terreur) commençait finalement par connaître son épilogue. Pendant deux décennies, la GWOT avait confirmé les mises en garde du président Dwight Eisenhower concernant la montée d’un complexe militaro-industriel doté d’une « influence sans limite ». Ce complexe était devenu une industrie dotée d’intérêts autonomes, capable de s’auto-justifier, qui employait des milliers de personnes dans et en-dehors du gouvernement, opérant sans supervision et sans utilité stratégique claires. Il eût été possible pour la nébuleuse sécuritaire de proclamer sa victoire et de passer d’une posture de guerre perpétuelle à une posture de paix, mais comme le déclarait un ancien responsable de la Maison Blanche en matière de sécurité nationale, c’était très improbable. « Si vous travaillez dans le contreterrorisme", déclarait l’ancien responsable, « il n’y a aucune incitation à dire que vous êtes en train de gagner, que vous avez botté le cul des terroristes qui ne sont qu’un ramassis de losers. Tout est construit autour de la surestimation de menaces.” Il décrivait de “fortes incitations à surestimer les menaces” qui ont été internalisée dans la culture de l’establishment de défense nationale et sont “de nature telle qu’elles ne réclament pas de quelqu’un qu’il soit particulièrement avide ou intellectuellement malhonnête.”
“Cette énorme machine a été construite autour de la guerre contre la terreur,” déclarait le responsable. “Une infrastructure massive incluant le monde du renseignement, toutes les composantes du Département de la Défense, y compris les centres de commandement opérationnels des forces armées, la CIA et le FBI, ainsi que toutes les autres agences. Et puis, il y a aussi tous les sous-traitants et des think tanks à la pelle. Nous parlons d’un pactole de milliards et de milliards de dollars.”
La transition en apparence sans jointure entre la guerre contre la terreur et celle contre la désinformation était ainsi, dans une large mesure, un simple problème de gestion des carrières professionnelles. Mais cela ne suffisait pas pour assurer la survie du système préexistant ; pour perdurer, il fallait continuellement augmenter le niveau de menace.
Dans les mois suivant les attaques du 11 septembre 2001, George W. Bush avait promis d’assécher les marais de la radicalité au Moyen Orient. L’objectif d’endiguer la production de djihadistes violents comme Oussama Ben Laden ne pouvait être atteint qu’en rendant la région propice à la démocratie.
Aujourd’hui, pour assurer la sécurité du territoire américain, ce n’est plus assez d’envahir le Moyen Orient et d’y installer la démocratie. Selon la Maison Blanche de Biden et son armée d’experts en désinformation, la menace provient maintenant de l’intérieur. Elle réside dans un réseau intérieur d’enragés d’extrême droite, de fanatiques Qanon et de nationalistes blancs, lequel est soutenu par une bien plus large population que les 70 millions d’électeurs de Trump, dont les sympathies politiques sont équivalentes à une cinquième colonne opérant depuis l’intérieur des Etats Unis. Mais comment ces gens ont-ils été radicalisés au point d’accepter le djihad amer et destructif de l’idéologie trumpiste ? Par le truchement de l’internet, bien sûr, où les entreprises de la tech, en refusant de “faire davantage” pour combattre la peste des discours haineux et des fake news, avait permis que des désinformations toxiques viennent empoisonner les esprits des utilisateurs.
Après le 11 septembre, la menace du terrorisme a été brandie pour justifier des mesures comme le Patriot Act, qui suspendait les droits fondamentaux garantis par la Constitution et plaçait des millions d’américains sous un régime de surveillance de masse. En leur temps controversées, ces politiques ont, à l’usure, été acceptées comme les prérogatives naturelles du pouvoir de l’Etat. Comme l’a observé le journaliste Glenn Greenwald, l’injonction de George W. Bush “soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes” a provoqué pas mal d’indignation à l’époque, mais elle est maintenant acceptée comme la mentalité dominante au sein du libéralisme américain et du parti démocrate en général.
La guerre contre la terreur a été un abject échec qui s’est soldé par le retour des Talibans au pouvoir en Afghanistan. Elle était aussi devenue profondément impopulaire auprès du public. Dès lors, pourquoi diable les américains choisiraient-ils de faire confiance aux responsables et aux stratèges de cette guerre pour être les artisans d’une guerre contre la désinformation encore plus intrusive que la guerre contre la terreur ? Une réponse semble s’imposer : les américains ne les ont pas choisis. Les américains ne sont plus présumés avoir le droit de choisir leurs propres leaders ou de mettre en question les décisions prises au nom de la sécurité nationale. Quiconque formule la moindre réserve est identifié comme un extrémiste domestique.
VII. La montée des “extrémistes domestiques”
Quelques semaines après les émeutes du Capitole par des partisans de Trump, le 6 janvier 2021, l’ancien directeur du centre de contreterrorisme de la CIA, Robert Grenier écrivait un article dans le New York Times soutenant que les Etats Unis devaient mener un “programme complet de lutte contre-insurrectionnelle” contre ses propres citoyens.
Comme le sait fort bien Grenier, la lutte contre-insurrectionnelle n’est pas une opération limitée et chirurgicale, mais un vaste effort mené à l’échelle de la société tout entière qui implique inévitablement des frappes collatérales. Ne viser que les extrémistes les plus violents qui avaient agressé les agents de maintien de l’ordre au Capitole ne saurait suffire à mater l’insurrection. La victoire commande de gagner les cœurs et les esprits des autochtones – dans ce cas, les chrétiens désespérés et les populistes ruraux radicalisés dans leurs griefs au point de se convertir à un culte MAGA rappelant Ben Laden. Fort opportunément pour le gouvernement, il existe une multitude d’experts disponibles pour gérer ce problème épineux : des gens comme Grenier, qui travaille maintenant comme consultant dans le secteur privé de l’industrie du contreterrorisme, où il est employé depuis son départ de la CIA.
Bien sûr, il existe des extrémistes violents en Amérique, comme il en a toujours existé. Toutefois, le problème est moins sévère maintenant qu’il ne l’était dans les décennies 1960 et 1970, au cours desquelles la violence politique était plus répandue. Les affirmations excessives concernant une nouvelle espèce d’extrémisme domestique si dangereuse qu’elle ne pourrait pas être traitée dans le cadre des lois existantes, y compris la législation antiterroriste, sont elles-mêmes le produit de la guerre de l’information menée par les Etats Unis, qui a effacé la différence entre la parole et le passage à l’acte.
“Les guerres civiles ne commencent pas par des coups de feu. Elles commencent par des mots,” déclarait Clint Watts en 2017 lors de son audition devant le Congrès. “La guerre de l’Amérique contre elle-même a déjà commencé. Nous devons tous agir maintenant sur le champ de bataille des réseaux sociaux pour mater les rébellions informationnelles qui peuvent vite dégénérer en de violents affrontements.” Watts est un vieux routier de l’armée et du gouvernement qui semble partager la croyance, répandue parmi ses collègues, qu’une fois que l’internet est entré dans son stade populiste et menace des hiérarchies établies, il devient un grave danger pour la civilisation. Mais il s’agit d’une réponse craintive, renseignée par des croyances largement, et sans aucun doute sincèrement, partagée à l’intérieur du Beltway[vi] qui a pris pour un acte de guerre un rejet populiste également sincère nommé “la révolte du public” par l’ancien analyste de la CIA Martin Gurri. La norme introduite par Watts, entre autres, qui est rapidement devenue le consensus parmi l’élite, traite des tweets et des mèmes – les principales armes de désinformation—comme des actes de guerre.
Employer la catégorie opaque de la désinformation permet à des experts en sécurité de faire l’amalgame entre des mèmes racistes, les tueries de masse de Pittsburgh et Buffalo et les manifestations violentes comme celle du Capitole. Il s’agit d’un discours catastrophiste qui transforme des expressions en épouvantails dans le but de maintenir un état permanent de peur et d’urgence. Or cette entreprise a reçu le plein soutien du Pentagone, de la communauté du renseignement et du président Biden, lesquels ont tous déclaré, comme le relève Glenn Greenwald, que “la plus grave menace pesant sur la sécurité nationale” ne vient pas de la Russie, de Daech, de la Chine, de l’Iran ou de la Corée du Nord, mais des “extrémistes domestiques” en général – et de groupes de suprémacistes blancs d’extrême droite en particulier.”
VIII. La citadelle des ONG
En novembre 2018, le Shorenstein Center on Media Politics and Public Policy de l’école de commerce de l’Université d’Harvard (Kennedy school) a publié une étude intitulée : “La lutte contre la désinformation aux Etats Unis : Une analyse panoramique” (The Fight Against Disinformation in the U.S.: A Landscape Analysis.). Le champ d’application du papier est très large, mais ses auteurs se sont particulièrement concentrés sur la sujet central des entités à but non lucratif financées par des œuvres philanthropiques et leurs relations avec les médias. Le Shorenstein Center est un maillon clé du complexe que le papier décrit, donnant aux observations de ses auteurs une vision de l’intérieur.
“Dans cette analyse panoramique, il est vite devenu apparent qu’un nombre de partisans cruciaux de l’entreprise de sauvetage du journalisme ne sont pas des entreprises ou des plateformes, ou le gouvernement américain, mais plutôt des fondations et philanthropes qui craignent la perte d’une presse libre et le dépérissement d’une société saine. … La passivité des acteurs institutionnels – le gouvernement et les plateformes qui disséminent des contenus – et leur manque d’intervention rapide, fait qu’il incombe aux conférences de rédaction, aux universités et aux fondations de mener un effort commun afin de déterminer ce qui est authentique et ce qui ne l’est pas.”
Pour sauver le journalisme, pour sauver la démocratie elle-même, les américains doivent compter sur les fondations et les philanthropes – des gens comme le fondateur d’Ebay Pierre Omidyar, la fondation Open Society de George Soros, et l’entrepreneur de la tech et financier du parti démocrate Reid Hoffmann. En d’autres mots, les américains se voient demander de faire confiance à des milliardaires privés qui pompent des milliards de dollars dans des organisations civiques – au travers desquelles ils influencent le processus politique américain.
Il n’est nulle raison de douter de la sincérité des motivations des employés de ces ONG, dont la plupart sont convaincus d’œuvrer à la restauration de “la colonne vertébrale d’une société saine.” Mais certaines observations doivent être faites sur la nature de ce travail. Premièrement, si ces employés d’ONG spécialisées dans la lutte contre la désinformation se trouvent dans une position en-deçà des philanthropes milliardaires, ils se retrouvent en revanche en surplomb des centaines de millions d’américains qu’ils veulent guider et instruire. Ce faisant, ils forment un nouveau clergé informationnel chargé de trier la vérité du mensonge, comme on sépare le bon grain de l’ivraie. Deuxièmement, cette mission, et les financements énormes derrière elle, ont créé des milliers d’emplois pour les régulateurs de l’information au moment où, précisément, le journalisme traditionnel s’effondre. Troisièmement, les deux premiers points placent les intérêts personnels des employés des ONG en parfait alignement avec les impératifs du parti au pouvoir en Amérique et avec ceux de l’Etat sécuritaire. De fait, un concept venu des mondes de l’espionnage et de la guerre – la désinformation – a été implanté dans les espaces universitaires et des entités à but non lucratif, où il a enflé, accédant au statut de pseudoscience brandie comme l’arme d’une guerre partisane.
Presque du jour au lendemain, la mobilisation nationale de l’« ensemble de la société » engagée par Obama pour vaincre la désinformation a conduit à la création et à l’adoubement d’une entière nouvelle classe d’experts et de régulateurs.
Par exemple, l’industrie moderne du « fact checking », qui parade comme une discipline scientifique établie, est en réalité une entreprise crument partisane menée par des agents de conformité du parti démocrate. Son organisation phare, l’International Fact-Checking Network a été créée en 2015 par le Poynter Institute, un des points névralgiques du complexe de contre-désinformation.
Partout où l’on se tourne, l’horizon abonde d’experts en désinformation. Ils se trouvent dans toutes les grandes publications des médias, dans chaque branche du gouvernement, et dans les facultés des universités, ils sont légion sur les chaînes d’information en continue, et bien sûr, ils sont ubiquitaires dans les ONG. Il y a suffisamment d’argent provenant de la mobilisation contre la désinformation pour financer de nouvelles organisations et convaincre des organisations existantes comme l’Anti-Defamation League (Ligue contre la diffamation) de marteler les nouveaux slogans et participer à l’action.
Comment se fait-il que tant de gens puissent soudainement devenir des experts dans un domaine – la désinformation – dont pas même un sur 10000 n’aurait pu en donner une définition en 2014 ? Parce que l’expertise en désinformation suppose une orientation idéologique, et pas un savoir technique. Si vous en voulez la preuve, voyez la trajectoire du Prince Harry et de Meghan Markle, qui sont passés du statut de podcasteurs ratés à celui de membres de la commission sur les troubles de l’information de l’Institut Aspen. On ne compte plus le nombre de ces comités Théodule, dont le nombre a explosé dans les années suivant l’élection de Trump et le Brexit.
Mais cela ne concerne pas que les célébrités. Selon l’ancien responsable du Département d’Etat Mike Benz, « afin de générer un consensus à l’échelle de « la société tout entière » sur la nécessité de censurer des opinions politiques exprimées en ligne qui « semaient le doute » avant les élections de 2020, le DHS a organisé des colloques sur la « désinformation » qui ont rassemblé des entreprises de la tech, des groupes de la société civile, et des médias d’information dans le but de construire un consensus – comme de bien entendu en faveur de la censure selon la lourde insistance du DHS (ce qui ne saurait surprendre dans la mesure où de nombreux partenaires reçoivent des fonds du gouvernement sous la forme de subventions ou de contrats, ou craignent les mesures de régulation ou de rétorsion par le gouvernement)».
Un memo de DHS, rendu public par le journaliste Lee Fang, décrit “un responsable du DHS, commentant, au cours d’une discussion stratégique interne, que l’agence devait employer des prestataires externes recrutés parmi les entités à but non lucratif comme “prête nom” en matière d’information afin d’éviter l’apparence de propagande gouvernementale. »
Il n’est pas rare qu’une agence gouvernementale souhaite s’associer avec des entreprises et des organisations de la société civile, mais dans ce cas précis, il s’agissait de briser l’indépendance d’organisations qui auraient dû enquêter de façon critique sur les efforts du gouvernement. Ce faisant, des institutions prétendant agir en qualité de garde-fous contre l’abus de pouvoir du gouvernement ont ainsi vendu leurs services à celui-ci afin de devenir les véhicules de la manufacture du consentement de la population à ses décrets.
Ce n’est sans doute pas une coïncidence que les secteurs qui ont été les plus serviles dans les louanges envers la guerre contre la désinformation et dans l’encouragement à la censure – le contreterrorisme, le journalisme, l’épidémiologie – partagent une expérience d’échec spectaculaire au cours des récentes années. Quelle ironie, en effet, que ceux qui prétendent être les gardiens d’une information vertueuse aient aussi spectaculairement échoué à convaincre, au terme d’efforts désespérés, les sceptiques de l’efficacité des vaccins contre le Covid, les partisans MAGA les plus enhardis que l’élection de 2020 était légitime, ou à empêcher le public d’enquêter sur les origines de la pandémie de COVID 19.
Mais ils ont réussi, au-delà de tout espoir, à mobiliser des ressources publiques et privées à l’échelle de la société tout entière afin de lancer des milliers de nouvelles carrières et de donner un mandat renouvelé aux institutionnalistes qui perçoivent le populisme comme la fin de la civilisation.
IX. COVID-19
En 2020, la machine de contre-désinformation avait déjà grossi au point de devenir une des forces dominantes dans la société américaine. C’est alors qu’est arrivée la pandémie de Covid 19 pour jeter de l’huile sur le feu. En plus de combattre des menaces extérieures et de dissuader les extrémistes intérieurs, censurer de la « désinformation mortelle » devenait un besoin urgent. Pour prendre juste un exemple, la censure pratiquée par Google, qui s’appliquait aussi aux sites de ses succursales comme YouTube, requérait « l’élimination d’informations problématiques » et de « tout ce qui contredit les recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé » -- une catégorie qui, à différents moments d’un récit fluctuant aurait pu inclure le port de masques, la mise en place d’interdiction de voyages, de dire que le virus est hautement contagieux, et de suggérer qu’il provenait d’un laboratoire.
Le président Biden a publiquement accusé les sociétés de réseaux sociaux de « tuer des gens » en ne censurant pas assez la désinformation sur les vaccins. Ayant recours à ses nouveaux pouvoirs et à ses canaux de communication directs positionnés à l’intérieur des entreprises de la tech, la Maison Blanche a commencé à adresser aux plateformes des listes de personnes qu’elle voulait voir bannies, comme le journaliste Alex Berenson. Berenson a été banni de Twitter après avoir tweeté que les vaccins à ARN messager ne « stoppent pas l’infection. Ou la transmission. » Or il apparaît que c’était une déclaration factuellement exacte. De deux choses l’une, soit les autorités de la santé publique étaient mal informées, soit elles mentaient sur la capacité du virus à prévenir la propagation du virus. En fait, malgré les allégations des autorités de la santé et des politiques, les régulateurs chargés de préparer la politique vaccinale savaient tout le long. Dans le compte rendu d’une rencontre de décembre 2020, le conseiller de la Food and Drug Administration, le Dr. Patrick Moore déclarait : « Pfizer n’a présenté aucune preuve dans ses données communiquées à ce jour que le vaccin ait eu le moindre effet sur le transport et l’excrétion du virus, ce qui est le principe fondamental de l’immunité collective. »
Dystopique dans son principe, la réponse à la pandémie était aussi totalitaire en pratique. Aux Etats Unis, le DHS a produit une vidéo en 2021 encourageant « les enfants à dénoncer les membres de leur propre famille à Facebook pour « désinformation » si ceux-ci mettaient en doute le récit du gouvernement sur le Covid 19. »1
« En raison de la pandémie et de la désinformation concernant les élections, les rangs grossissent de ceux que les experts en extrémisme appellent les « individus vulnérables » susceptibles de radicalisation. » prévient Elizabeth Neumann, l’ancienne secrétaire adjoint de la sécurité intérieure en matière de contreterrorisme et de réduction des menaces, au moment du premier anniversaire des émeutes du Capitole.
Klaus Schwab, le chef du Forum Economique Mondial et le capo di tutti capi de la classe globalisée des experts a vu dans la pandémie une occasion de mettre en place une « Grande réinitialisation » pouvant faire avancer la cause du contrôle planétaire de l’information : « l’endiguement de la pandémie de coronavirus nécessitera un réseau global de surveillance capable d’identifier de nouvelles vagues de contaminations en temps réel. »
X. Le portable d’Hunter: L’exception à la règle
Les portables existent bel et bien. Le FBI le savait depuis 2019, lorsqu’il en a pris possession pour la première fois. Lorsque le New York Post a essayé d’en parler, des douzaines d’individus parmi les plus hauts responsables de la sécurité nationale ont menti au public, prétendant que les portables faisaient partie d’une entreprise de « désinformation » russe. Twitter, Facebook et Google, opérant en tant que branches complètement intégrées de l’infrastructure de la sécurité de l’Etat, ont exécuté les ordres de censure du gouvernement sur la foi de ce mensonge. La presse a gobé et applaudi la censure.
L’affaire des ordinateurs portables a été présentée de multiples façons, mais la vérité crue sur cette affaire est qu’il s’agissait de l’ultime accomplissement, couronné de succès, de plusieurs années d’efforts visant à créer une bureaucratie régulatrice fantôme construite spécifiquement dans l’objectif de prévenir la répétition de la victoire de Trump en 2016.
Il est probablement impossible de savoir exactement l’effet que la censure de l’affaire des ordinateurs portables d’Hunter Biden a pu avoir sur le vote en 2020, mais cette affaire était clairement perçue comme suffisamment menaçante pour justifier une attaque autoritaire non dissimulée sur l’indépendance de la presse. Les dommages infligés au tissu social sous-jacent du pays, dans lequel la paranoïa et le complot ont été normalisés, sont incalculables. Aussi récemment qu’au mois de février, la représentante à la Chambre, Alexandria Ocasio-Cortez faisait référence à ce scandale comme l’« affaire à moitié fausse de l’ordinateur » et comme un « honte », des mois après que les Biden aient été contraints de concéder que l’affaire était authentique.
Bien que l’affaire des ordinateurs portables constitue le cas d’ingérence le plus flagrant du parti au pouvoir dans l’affrontement entre Biden et Trump, son audace était une exception. La grande majorité des immixtions dans l’élection est demeurée invisible pour le public car elles ont été menées par le truchement de mécanismes de censure accomplis sous les auspices de « l’intégrité électorale ». Le cadre juridique pour parvenir à cette fin avait été mis en place peu de temps après la prise de fonction de Trump, lorsque le secrétaire du DHS sur le départ, Jeh Johnson avait fait adopter une règle de dernière minute – contre l’objection véhémente des parties prenantes locales – déclarant le système électoral comme une infrastructure nationale critique, et justifiant son placement sous la compétence réglementaire de l’agence. De nombreux observateurs avaient espéré que ce décret serait abrogé par le successeur de Johnson nommé par Trump, John Kelly. Mais étrangement, la mesure est demeurée en vigueur.
En 2018, le Congrès a créé une nouvelle agence logée au sein de DHS nommée la Cybersecurity and Infrastructure Security Agency (CISA), compétente pour assurer la protection des infrastructures américaine – incluant maintenant le système électoral – contre des attaques provenant de l’étranger. En 2019, le DHS a ajouté une nouvelle agence, la Foreign Influence and Interference Branch, ayant la responsabilité de surveiller et de contrer la désinformation étrangère. Comme si, à dessein, les deux rôles avaient fusionné. Le piratage russe et d’autres attaques malintentionnées provenant d’organes de désinformation étrangers étaient considérés comme des menaces pesant sur le système électoral américain. Mais bien entendu, aucun des responsables en charge de ces départements ne pouvait affirmer avec certitude si un propos était de la désinformation étrangère, s’il était simplement erronée, ou seulement peu commode. La personne sélectionnée pour diriger le Disinformation Governance Board au cours de sa courte existence, Nina Jankowicz, n’avait eu de cesse de dénoncer le problème dans son livre How to Lose the Information War: Russia, Fake News and the Future of Conflict (Comment perdre la guerre de l’information : La Russie, les fake news et l’avenir du conflit). « Ce qui rend la guerre de l’information si difficile à gagner », écrivait-elle, « ce ne sont pas seulement les outils en ligne qui amplifient et visent ces messages ou les adversaires qui les envoient ; c’est le fait que ces messages sont souvent transmis involontairement, non par des trolls ou des robots, mais par d’authentiques personnes localement situées. »
La plasticité intrinsèque du concept de désinformation a permis de normaliser l’allégation selon laquelle la prévention du sabotage des élections requérait de censurer les opinions politiques des américains, afin de prévenir le risque qu’une idée implantée dans les cerveaux du public par des agents étrangers ne se répande.
En Janvier 2021, CISA a déplacé sa Countering Foreign Influence Task Force afin de promouvoir plus de flexibilité et de se concentrer en général sur le MDM[vii] selon le rapport d’août 2022 du bureau de l’inspection générale du DHS. Après que le prétexte de combattre une menace étrangère soit retombé, la mission fondamentale de renforcer un récit monopolistique sur la vérité a pris le relais.
La nouvelle task-force chargée de conjurer la menace intérieure comptait 15 employés chargés de détecter « tous les types de désinformation » -- tout particulièrement celles relatives aux « élections et à l’infrastructure critique » -- et de « répondre en temps réel à l’actualité courante », un euphémisme servant à imposer un discours officiels sur des questions sensibles. Une parfaite illustration est la « boite à outil de désinformation en matière de Covid 19 » publiée afin de « sensibiliser les consciences à la pandémie. »
Gardé à l’écart de la connaissance du public, le changement a été « orchestré depuis les livestream du DHS et dans des documents internes, selon Mike Benz. Les justifications collectives données par « les personnes internes à DHS », sans mentionner nullement les implications révolutionnaires du changement étaient que la « désinformation intérieure était devenue une plus grande cybermenace pour les élections que les mensonges propagés par des interférence étrangères. »
Ainsi, en catimini, sans aucune annonce publique, sans tambours ni trompettes, l’Amérique venait de se doter d’un ministère de la vérité.
Ensemble, ces institutions animaient une machine de censure en quantité industrielle dans laquelle le gouvernement et des ONG envoyaient des listes aux entreprises de la tech et signalaient des contenus répréhensibles qu’ils souhaitaient voir éliminés. Cette structure permettait au DHS de sous-traiter son travail au Election Integrity Project (EIP), un consortium de quatre groupes : le Stanford Internet Observatory ; l’entreprise privée de lutte contre la désinformation Graphika (laquelle avait été précédemment employée par le département de la défense contre des groupes comme Daech dans la guerre contre la terreur) ; le Washington University’s Center for an Informed Public ; et le Digital Forensics Research Lab du Atlantic Council. Fondé en 2020 en partenariat avec DHS, le EIP faisait office de « dénonciateur assermenté de désinformation intérieure », ainsi qu’il ressort de l’audition devant la chambre des représentants du journaliste Michael Shellenberger, qui relève que le EIP se targue d’avoir classifié plus de 20 millions d’ « incidents de mésinformation » entre le 15 août et le 12 décembre 2020. Comme l’expliquait le directeur d’EIP Alex Stamos, il s’agissait d’un moyen de contourner le fait que le gouvernement «ne disposait ni, en quelque sorte, des financements, ni d’une habilitation en droit » pour accomplir cette besogne.
Examinant les nombres de la censure rapportés par les propres partenaires du DHS dans leurs audits internes concernant le cycle des élections de 2020, la Foundation for Freedom Online a résumé l’étendue de la campagne de censure en sept points précis :
22 millions de tweets signalés comme de la « mésinformation » sur Twitter;
859 millions de tweets collectés sur des bases de données pour une analyse de « mésinformation » ;
120 analystes passant au peigne fin les réseaux sociaux pour rechercher de la “mésinformation” au cours de rotations de service de 20 heures;
15 plateformes de technologie surveillant la « mésinformation, » souvent en temps réel;
Moins d’une heure en moyenne de temps de réponse entre les partenaires du gouvernement et les plateformes de la tech;
Des douzaines de « récits de mésinformation » ciblés pour des recoupement à l’échelle de plateformes entières ;
Des centaines de millions de posts d’individus sur Facebook, de vidéos sur YouTube, TikTok, et de tweets impactés en raison de modification des conditions d’utilisateurs en matière de « mésinformation », un effort que les partenaires de DHS revendiquaient comme le fruit de leur travail et se vantaient que les entreprises de la tech n’auraient jamais pu l’accomplir sans l’insistence du partenaire DHS et sans une « intense pression régulatoire » de la part du gouvernement.
XI. Le nouvel Etat – Parti unique
En février 2021, un long article publié dans Time Magazine par la journaliste Molly Ball célébrait la « campagne clandestine qui avait sauvé l’élection de 2020. » La victoire de Biden, écrivait Ball, était le résultat d’un « complot ourdi en coulisses » qui avait rassemblé « une vaste campagne transpartisane pour protéger les élections » dans un « extraordinaire effort clandestin. » Parmi les exploits réalisés par ces conspirateurs héroïques, notait Ball, ceux-ci étaient parvenus à « faire pression sur les entreprises de réseaux sociaux afin qu’ils adoptent une ligne dure contre la désinformation et ils ont employé des stratégies fondées sur des collectes intensives de données afin de combattre les calomnies virales.» C’est un article incroyable, comme une entrée de journal d’un malfaiteur qui décrirait par le menu les étapes de la commission de son crime, en même temps qu’ une ode aux sauveurs de la démocratie décrivant en détail comment ceux-ci l’ont démembrée.
Il y a peu, la simple mention de l’ « Etat profond » suffisait à qualifier son auteur de dangereux complotiste devant immédiatement être signalé pour être surveillé et censuré. Mais les expressions et les mentalités évoluent, et aujourd’hui, les partisans de l’Etat Profond se sont réapproprié le terme avec une grande audace. Par exemple, le nouveau livre Résistance américaine, écrit par un zélote néolibéral de l’appareil sécuritaire américain, David Rothkopf, est sous-titré Les dessous de la façon dont l’Etat Profond a sauvé la Nation.
L’expression « Etat profond » désigne le pouvoir exercé par des fonctionnaires non élus et leurs alliés parapublics qui disposent d’un pouvoir administratif exorbitant par lequel ils peuvent contourner les procédures officielles et légales limitant les prérogatives de la puissance publique. Par ailleurs, l’expression de classe dirigeante décrit un groupe social dont les membres sont associés par quelque chose de plus profond que leur position institutionnelle : leurs valeurs communes et leurs instincts. Bien que le terme soit employé de façon informelle et quelque fois péjorative plutôt que comme un label descriptif, il est possible de définir simplement et clairement la classe dirigeante américaine.
Deux critères conditionnent l’appartenance à la classe dirigeante. Premièrement, comme l’a écrit Michael Lind, elle est composée de personne qui appartiennent à une « oligarchie nationale homogène, avec les mêmes accents, manières, valeurs et profils éducatifs de Boston à Austin et de San Francisco à New York en passant par Atlanta. » L’Amérique avait toujours eu des élites régionales ; ce qui est nouveau est l’apparition d’une classe dirigeante nationale homogène.
Deuxièmement, être un membre de la classe dirigeante signifie la croyance que seuls ceux qui en font partie peuvent être autorisés à présider aux destinées du pays. En d’autres termes, les membres de la classe dirigeante refusent de se soumettre à l’autorité de quiconque en-dehors du groupe, qu’ils disqualifient comme inéligibles en les déclarant en quelque sorte illégitimes.
Face à la menace externe du trumpisme, la dynamique de cohésion naturelle et d’auto-organisation de la classe dirigeante a été renforcée par une nouvelle structure de coordination organisée verticalement apparue lors de la mobilisation nationale orchestrée par Obama dans les derniers mois de son mandat en 2016. Comme l’ont décrit Lee Fang et Ken Klippenstein dans The Intercept, au cours de la période précédant l’élection de 2020, les « grandes entreprises de la tech, incluant Twitter, Facebook, Reddit, Discord, Wikipedia, Microsoft, Linkedin et Verizon Media rencontraient chaque mois des responsables du FBI, de CISA, entre autres représentants de l’Etat… afin de discuter de la façon dont les entreprises de la tech devaient traiter la mésinformation pendant la période électorale. »
L’historien Angelo Codevilla, qui a popularisé l’expression de « classe dirigeante » américaine dans un essai de 2010 et en est devenu son principal chroniqueur, considère la nouvelle aristocratie nationale en train d’émerger comme une émanation du pouvoir opaque conquis par les agences de sécurité américaine. « la classe dirigeante bipartite qui est apparue pendant la Guerre Froide, qui se pensait et parvenait à être perçue comme habilitée par son expertise à mener les affaires de la guerre et de la paix de l’Amérique, protégeait son statut contre un public dont elle ne cessait de s’éloigner en traduisant le sujet de sens commun de la guerre et de la paix en un jargon privé, pseudo technique et impénétrable pour le profane, » écrivait-il dans son livre paru en 2014, To Make and Keep Peace Among Ourselves and with All Nations (Faire et maintenir la paix entre nous et avec toutes les nations).
En quoi les membres de la classe dirigeante croient-ils ? Il pensent, comme je l’ai écrit, « en termes de solutions informationnelles et managériales à des problèmes de nature existentiels » et croient en leur « propre destinée salutaire et en celle de gens comme eux afin de gouverner, sans préjudice de leurs échecs. » En tant que classe, leur principe le plus élevé est qu’eux seuls peuvent détenir le pouvoir. Si un autre groupe qu’eux venait à participer à l’exercice du gouvernement, tout progrès et tout espoir serait perdu, et les forces ténébreuses du fascisme et de la barbarie déferleraient à nouveau sur la Terre. Bien que, techniquement, un parti d’opposition est toujours autorisé à exister aux Etats Unis, la dernière fois qu’il a essayé de gouverner nationalement, il a été soumis à un coup d’Etat de plusieurs années. En effet, toute remise en cause de l’autorité des pouvoirs en place, qui représentent les intérêts de la classe dirigeante, est présenté comme un défi existentiel à la civilisation.
Un exemple édifiant de cette nouvelle croyance a été fourni récemment par le célèbre athée Sam Harris. Pendant la décennie 2010, armé de son rationalisme de haut niveau, Harris est devenu une célébrité sur YouTube, où des milliers de vidéos le montraient en train de « terrasser » et « posséder » ses contradicteurs croyants lors de débats. Puis vint Trump. Harris, comme de nombreux autres qui percevaient dans l’ancien président une menace contre tout ce qui est bon dans le monde a abandonné son engagement principiel en faveur de la vérité pour devenir un défenseur de la propagande.
Dans un podcast dans lequel il intervenait l’an dernier, Harris a reconnu la nature politique de la censure des contenus concernant les ordinateurs portables d’Hunter Biden et a admis l’existence d’un « complot de gauche pour empêcher la présidence de Trump. » Mais, faisant écho à Ball, il déclarait que c’était une bonne chose.
« Je me moque du contenu du portable d’Hunter Biden… On pourrait bien découvrir un charnier de corps d’enfants dans le sous-sol de la résidence d’Hunter Biden, que je m’en moquerais tout autant, » déclarait Harris à ses interviewers. Il pouvait détourner le regard des enfants massacrés parce qu’un plus grand danger pointe à l’horizon constitué par la possibilité de la réélection de Trump, qu’Harris comparait à « un astéroïde fonçant vers la Terre. »
Ainsi, devant la menace d’une collision entre la Terre et un astéroïde, même le plus austère des rationalistes en vient à privilégier la sécurité à la vérité. Mais nous nous trouvons maintenant dans la situation paradoxale où, dans le paysage des médias, un astéroïde est entré en collision avec la Terre chaque semaine pendant plusieurs années. Dès lors, comment justifier que la classe dirigeante justifie la confiscation des libertés par le droit de sauver la planète, mais en vienne à violer la Constitution pour dissimuler la vérité et se protéger.
XII. La fin de la censure
Le public a pu avoir un aperçu des premières étapes d’une transformation de l’Amérique de démocratie en Léviathan numérique grâce à des actions en justices et des requêtes en application du Freedom of Information Act (FOIA) – des informations qui ont dû être arrachées de haute lutte à l’Etat sécuritaire – et en raison d’un retournement chanceux du destin. Si Elon Musk n’avait pas décidé de racheter Twitter, un grand nombre des détails cruciaux de l’histoire de la politique américaine dans l’ère Trump seraient demeurés secrets, sans doute à jamais.
Mais le système qui est apparu dans ces révélations pourrait bien être sur le point de se dérober aux regards. Il est déjà possible de voir comment le genre de censure de masse pratiquée par le EIP, qui requiert de considérables apports humains et laisse derrière un creuset de preuves pourrait être remplacé par des programmes d’intelligence artificielle qui utiliseraient les informations sur des cibles accumulées dans des dossiers de surveillance comportementale afin de gérer leurs perceptions. L’objectif ultime serait de recalibrer les expériences vécues en ligne au moyen de manipulations subtiles de ce qu’ils peuvent voir dans leurs recherches de résultats et sur leurs contenus. Le but d’un tel scénario pourrait être de prévenir des contenus dignes d’être censurés d’être produits en premier lieu.
En fait, c’est très semblable à ce que Google fait déjà en Allemagne, où la société a récemment lancé une nouvelle campagne pour étendre son initiative de « pré-démontage » (prebunking) qui tend à rendre les gens plus résilients vis-à-vis des effets corrosifs de la mésinformation en ligne, selon des informations publiées par l’Associated Press. L’annonce suivait de près le passage du fondateur de Microsoft, Bill Gates, dans un podcast allemand où il appelait à utiliser l’intelligence artificielle afin de combattre les « théories du complot » et la « polarisation politique. » Meta a son propre programme de pré-démontage. Dans une déclaration sur son site Just The News , Mike Benz définit le pré-démontage comme « une sorte de récit de censure intégré dans ses algorithmes de réseaux sociaux afin d’empêcher les citoyens de former des systèmes de croyance sociaux et politiques spécifiques », et le compare à « pré-crime » décrit dans le film de science fiction dystopique Minority Report.
Pendant ce temps-là, l’armée est en train de mettre au point sa propre technologie d’intelligence artificielle en tant qu’arme de guerre afin de dominer l’espace informationnel. Selon USASpending.gov, un site officiel du gouvernement, les deux plus importants marchés relatifs à la désinformation sont venus du Département de la Défense afin de financer des technologies permettant de détecter automatiquement et de prendre des mesures en temps réel contre les attaques de désinformation de grande ampleur. Le premier, d’un montant de 11,9 millions USD a été remporté en juin 2020 par PAR Government Systems Corporation, un contractant du secteur de la défense de l’Etat de New York. Le second, attribué en juillet 2020 pour un montant de 10.9 millions USD, a été remporté par la société SRI International.
SRI International était à l’origine liée à Stanford University avant de s’en éloigner dans les années 1970, un détail pertinent compte tenu du fait que le Stanford Internet Observatory, une institution toujours directement rattachée à l’université, est aux avant-postes du EIP lancé en 2020, qui pourrait bien être le plus grand évènement de censure de masse de l’histoire du monde – une sorte de pierre de touche dans les registres de la censure pré-AI.
Il y a aussi le travail accompli par la National Science Foundation, une agence du gouvernement qui finance des recherches dans les universités et les institutions privées. Le NSF a son propre programme nommé le Convergence Accelerator Track F, qui participe à l’incubation de douzaines de technologies de détection de la désinformation explicitement conçues pour surveiller des questions comme « le scepticisme concernant les vaccins et l’intégrité des élections. »
Selon Benz, « un des aspects les plus dérangeants » du programme, est « la grande similarité avec le réseau de censure des réseaux sociaux à des fins militaire et les outils de surveillance mis en place par le Pentagone dans le contexte de la contre-insurrection et du contre-terrorisme à l’étranger. »
En mars, le responsable de l’information de NSF, Dorothy Aronson, a annoncé que l’agence avait « créé un ensemble de cas » afin d’explorer la façon dont elle pourrait utiliser ChatGPT, le modèle de langage d’AI capable d’une simulation crédible de la parole humaine, afin de pousser plus loin l’automatisation de la production et la dissémination de propagande d’Etat.
Les premières grandes batailles de la guerre de l’information sont derrière nous. Elles ont été menées par une classe de journalistes, de généraux à la retraite, d’espions, de dirigeants du parti démocrate, d’apparatchiks de partis, et d’experts en contre-terrorisme contre le reliquat d’américains qui refusent de se soumettre à leur autorité.
Les futures batailles engagées sous le signe des technologies d’AI seront plus difficiles à percevoir.
XIII. Après la Démocratie
Moins de trois semaines avant les élections présidentielles de 2020, le The New York Times a publié un important article intitulé “The First Amendment in the age of disinformation” (Le Premier Amendement dans l’ère de la désinformation). Son auteur, la chroniqueuse du Times et diplômée de la faculté de droit de Yale Emily Bazelon, soutenait que les Etats Unis étaient “au milieu d’une crise de l’information causée par la propagation virale de désinformation”, qu’elle comparait aux effets “catastrophiques” pour la santé du nouveau coronavirus. Elle cite des extraits d’un livre du philosophe de Yale Jason Stanley et du linguiste David Beaver : “la liberté d’expression menace la démocratie autant qu’elle lui permet de s’épanouir.”
Ainsi le problème de la désinformation est aussi un problème de démocratie en soi – signifiant plus spécifiquement, qu’il y en aurait trop. Pour sauver la démocratie libérale, les experts prescrivent deux traitements de cheval : l’Amérique doit devenir moins libre et moins démocratique. Cette évolution nécessaire suppose de faire taire les voix de certains fauteurs de troubles dans le public en ligne, qui ont outrepassé leur privilège de parler librement. Cela nécessite de s’en remettre à la sagesse des experts en désinformation et de dépasser notre attachement étriqué vis-à-vis de la Charte des droits (Bill of Rights). Cette vision peut être détonante pour des gens demeurant attachés à l’héritage américain de liberté et d’autogouvernement, mais il est devenu la politique officielle du parti régnant du pays et de la plupart de l’intelligentsia américaine.
L’ancien secrétaire du travail de Clinton, Robert Reich a répondu à la nouvelle du rachat de Twitter par Elon Musk en déclarant que la protection de la liberté d’expression en ligne était “le rêve d’Elon. Et celui de Trump. Et celui de Poutine. Et le rêve de tout dictateur, homme fort, démagogue, et robber-baron moderne sur la terre. Pour le reste d’entre nous, il s’agit du meilleur des cauchemars.” Selon Reich, la censure est “nécessaire pour protéger la démocratie américaine.”
Pour une classe dirigeante déjà lassée depuis longtemps par l’impératif démocratique de donner de la liberté aux gueux, la désinformation fournit un cadre réglementaire pour remplacer la constitution des Etats Unis. En visant l’impossible, l’élimination de toute erreur et de toute déviation vis-à-vis de l’orthodoxie au parti régnant, la classe dirigeante s’assure qu’elle sera toujours en capacité de diriger l’attention sur une menace extrémiste à l’horizon – une menace qui justifie son cramponnement sur le pouvoir.
Un chant des sirènes nous appelle tous, à l’orée de l’âge numérique de confier à la pleine autorité des machines le soin d’optimiser nos vies et de les rendre plus sûres. Devant la menace apocalyptique de l’ “infodémie”, nous sommes conduits à penser que seuls des algorithmes super-intelligents peuvent nous protéger contre la déferlante de la désinformation numérique. Les vieux arts humains de la conversation, du désaccord, et de l’ironie, dont la démocratie et bien d’autres choses dépendent sont soumis à un dépérissement sous les coups d’une machine martiale de surveillance – une surveillance à laquelle rien ne peut résister et qui a pour objet de nous rendre craintifs vis-à-vis de nos capacités de raisonner.
Si vous travaillez dans les secteurs de la “désinformation” ou de la “mésinformation” pour le gouvernement ou pour le secteur privé et souhaitez partager vos expériences, vous pouvez me contacter en toute sécurité à l’adresse jacobsiegel@protonmail.com ou sur Twitter @jacob__siegel. La confidentialité des sources est garantie.
Jacob Siegel siège dans le comité de rédaction des pages d’actualité The Scroll, le digeste des actualités publié quotidiennement dans l’après-midi dans Tablet, auxquelles vous pouvez vous abonner en cliquant ici.
[i] Note du traducteur : Le terme “libéral” doit être entendu au sens américain du terme comme une tradition plutôt de gauche, comme une méfiance vis-à-vis de l’instrumentalisation de l’appareil de coercition étatique par des intérêts comme le complexe militaro-industriel, les grandes entreprises, et qui montre un grand respect pour les libertés individuelles et les garanties constitutionnelles contre l’abus de pouvoir du gouvernement et des intérêts qu’il dissimule.
[ii] Note du traducteur : DARPA est l’agence de recherche et de développement du Pentagone. Cœur du complexe militaro-industriel et créé, paradoxalement, sous la présidence d’Eisenhower, DARPA revendique la paternité de l’internet, des satellites météorologiques, du GPS, des drones, du PC et des vaccins à ARN messager Moderna, entre autres « innovations ».
[iii] Note du traducteur : Le privacy Act est l’équivalent de la loi informatique et libertés de 1978 et à la création la même année de la Commission Informatique et Libertés (CNIL).
[iv] Note du traducteur : GOP: Grand Old Party. Nom du parti républicain.
[v] Note du traducteur : Foreign Intelligence Surveillance Act. Une loi votée en 1978 sous la présidence de Jimmy Carter autorisant des juridictions spécialisées à délivrer des mandats de mise sur écoute et d’interceptions de communications électroniques et à utiliser des “moyens spéciaux” sur le territoire des Etats-Unis. Il s’agit de mesures d’exceptions dérogeant aux libertés et droits constitutionnels motivés par des menaces liées à des agences de renseignement étrangères. Les mandats FISA sont protégés par le secret.
[vi] Note du traducteur : le Beltway est le boulevard périphérique autour de Washington, DC.
[vii] Note du traducteur : mésinformation, désinformation, malinformation.
Le DHS a bien évidemment pris soin de retirer la vidéo sur YouTube après le scandale qu’elle a suscité.