Le Postlibéralisme réellement existant
L’essai très remarqué qui suit, signé Nathan Pinkoski, est paru originellement en anglais le 22 octobre 2024 dans la prestigieuse revue américaine First Things, dont le directeur de la rédaction, R.R. Reno, m’a très aimablement autorisé à le traduire et à le publier. Je remercie infiniment la direction de First Things et Nathan Pinkoski, qui conservent tous les droits d’auteur et de reproduction de la traduction en français effectuée par mes soins.
J’ai aussi reçu Nathan Pinkoski dans mon podcast Tout le Monde sait sur Tocsin plus pour une discussion passionnante autour de son essai.
Auteur de l’excellent Substack Lament for the Nations, Nathan Pinkoski est expert associé au Think Tank Center for Renewing America. Auteur prolifique, il publie régulièrement dans des revues comme Compact, First Things et Claremont Review of Books entre autres. Et il est également le traducteur en langue anglaise du Suicide français d’Éric Zemmour, annoncé prochainement aux éditions Encounter.
La civilisation du XXe siècle s’est effondrée. Elle reposait sur un principe essentiel du libéralisme : la distinction entre l’État et la société et celle, corollaire, entre le public et le privé. Cette distinction a atteint son apogée au milieu du XXe siècle, lorsque la victoire des alliés en 1945 et les défis de l’après-guerre ont fait apparaître l’impératif de défendre la liberté sociale contre le pouvoir de l’État, tout en veillant à ce que le domaine public ne soit pas envahi par des intérêts privés. Au cours des dernières décennies, cette distinction a été érodée, puis finalement complètement abandonnée. Que cela nous plaise ou non, l’Occident est désormais postlibéral.
Il ne s’agit pas du même “postlibéralisme” que celui que convoque habituellement l’usage de ce terme. De Patrick Deneen à Adrian Pabst, les penseurs se réclamant de ce postlibéralisme ont éclairé les problèmes conceptuels inhérents à la théorie libérale. Les libéraux justifient la séparation du domaine public et de la sphère privée par la neutralité des valeurs. Cette notion de séparation, expliquent-ils, implique une certaine étroitesse morale et métaphysique. L’engagement en faveur de la neutralité est censé empêcher les États d’avoir recours à la loi et la force pour manipuler les croyances. Elle protège la sphère privée, afin que les individus et les associations puissent vivre selon leurs convictions. En promouvant la neutralité civique, le libéralisme nous socialise à modérer nos ambitions pour la vie publique. Contre cette vision, les penseurs postlibéraux comme Deneen ou Pabst soutiennent que le rejet par l’État libéral d’une vision substantielle du bien vide la politique et la société civile de toute substance. Le libéralisme produit un État déterminé à chasser la tradition et la religion de la vie publique, et promeut une société atomisée dans laquelle l’argent est le seul bien universellement reconnu. Ces intellectuels postlibéraux soutiennent que si nos classes dirigeantes renonçaient à leur engagement libéral envers des institutions neutres en faveur d’une vision substantielle du bien, nous pourrions renouveler notre civilisation.
Le référendum sur le Brexit et l’élection de Trump en 2016 ont révélé l’ampleur du malaise de l’Occident. Il y a huit ans, la critique postlibérale semblait séduisante et pertinente, même si les intellectuels libéraux ont monté des contre-attaques impressionnantes. Mais ces controverses ont peu à voir avec la façon dont nous sommes réellement gouvernés. Les gouvernements ont depuis longtemps anéanti la séparation entre les domaines public et privé. L’État n’est pas le seul danger, car les institutions prétendument libérales de la société civile ont abandonné de longue date toute neutralité. La cancel culture n’est-elle pas hégémonique dans les entreprises et les universités ? Les géants de la finance et de la technologie ne fouillent-ils pas dans la vie privée des citoyens et ne les punissent-ils pas pour leurs paroles et leurs actes ? Depuis un certain temps, une vision substantielle du bien règne déjà sur l’État et la société.
Les intellectuels de gauche ont été parmi les premiers à reconnaître l’effondrement de l’ancienne séparation libérale entre l’État et la société. À leurs yeux, le coupable tout désigné était le néolibéralisme. Sous Reagan et Thatcher, ainsi va l’antienne, le secteur privé a commencé à prendre le contrôle du secteur public ; les grandes entreprises se sont emparées de l’État, et l’économie a capturé la politique. Mais cette analyse inverse la réalité. L’État n’a pas été suborné par des intérêts économiques. Au contraire, les intérêts politiques ont complètement dominé les intérêts économiques et financiers, fusionnant l’État et la société.
Le triomphe du politique devient évident si on analyse sérieusement les débats en cours sur le libéralisme. Invariablement, ceux-ci convoquent le lien entre le libéralisme et la politique internationale, ou plus précisément l’ordre international libéral consécutif à la seconde guerre mondiale. Pour sauver le libéralisme, l’establishment situé au centre de l’échiquier politique et social appellent l’Amérique à défendre “l’ordre fondé sur des règles” mis en place après la Seconde Guerre mondiale. C’est un récit familier : après la guerre, des institutions internationales telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont été chargées d’établir les bases d’un système impartial de concurrence économique. Mais en raison du communisme, le libéralisme d’après-guerre avait une portée limitée. La chute du bloc de l’Est a changé la donne. La fin de l’empire soviétique a justifié le libéralisme, et après 1989, les institutions libérales pouvaient enfin acquérir une vraie dimension internationale. Selon ce récit, des mécanismes neutres et procéduraux avaient vocation à coordonner des intérêts divergents à l’échelle mondiale. Cependant, l’agression militaire de la Russie et l’ascension de la Chine ont soumis à rude épreuve ce système mondialisé, que les populistes minent sur la sphère domestique. Nous avons tous entendus ces lamentations.
Face aux événements récents, les intellectuels libéraux ont admis qu’ils avaient sans doute péché par excès d’optimisme quant aux perspectives de coopération mondiale après 1989, et qu’ils avaient peut-être surévalué les avantages de la liberté économique. Beaucoup concèdent que les critiques du néolibéralisme avaient raison, au moins en partie. C’est une concession bien commode, car la remise en question des choix économiques des trente dernières années ne fait rien pour miner la mythologie d’un ordre international libéral d’après-guerre perpétuel ; et acquiescer à la critique du néolibéralisme permet à l’establishment centriste de mettre les choix géopolitiques – souvent les siens – à l’abri d’une critique plus profonde. Son récit modifié, selon lequel des erreurs ont été commises dans la mise en œuvre d’un bien mondial universellement reconnu, dissimule le fait que les principes libéraux que les intellectuels centristes nous exhortent à défendre avaient déjà été abandonnés sur la sphère internationale.
C’est en effet au regard de la situation internationale que l’effondrement du libéralisme de l’après-guerre se manifeste le plus clairement. Les institutions neutres, particulièrement les institutions financières, ont été instrumentalisées à des fins politiques. Dans ce domaine, l’érosion de la distinction entre l’État et la société a été discrète et subtile, mais diablement efficace. La transformation politique de la finance mondiale a entraîné des bouleversements internes aux Etats nations et réorganisé la façon dont nous sommes gouvernés. Elle a été le moteur de la grande transformation de l’Occident issu de la modernité libérale vers quelque chose de nouveau – vers le postlibéralisme réellement existant.
Le premier signe que nous ne vivons plus dans l’ancien ordre international libéral d’après-guerre est que le système économique qui le sous-tend a cessé d’exister depuis longtemps. En août 1971, Richard Nixon a suspendu la convertibilité du dollar en or. Ce changement a brisé le système économique mis en place à Bretton Woods à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sur le moment, la décision de Nixon a provoqué une onde de choc sur le système financier mondial, mais elle a posé les fondements de l’ascension financière américaine. Le dollar a remplacé l’or comme valeur refuge de la finance mondiale. Ainsi, alors que les États-Unis entraient dans les premières phases de leur désindustrialisation dans les années 1980, le pouvoir économique et politique américain n’a pas décliné, comme les experts l’avaient anticipé. Personne n’avait vraiment compris les énormes avantages politiques implicites qu’entrainaient la transition d’un étalon-or vers une économie mondiale basée sur la monnaie de référence américaine. Du moins à cette époque, les responsables politiques américaines n’avaient qu’une conscience assez vague du pouvoir qu’ils venaient de libérer. Ils étaient alors concentrés sur d’autres objectifs.
Le 3 juillet 1989, soit quelques mois seulement avant la chute du mur de Berlin, le Wall Street Journal affirmait son engagement envers un amendement constitutionnel d’ouverture des frontières. Les événements inespérés du mois novembre de la même année ont fourni l’occasion rêvée de mettre en œuvre cette vision d’une économie véritablement mondiale reposant sur la libre circulation des biens, du capital et de la main-d’œuvre. Tout comme l’éditorial du Wall Street Journal suggérait que les américains ne pourraient “acquérir une vision renouvelée de [leur] propre passé difficile”, qu’en important sur leur sol davantage de minorités, l’ouverture signifiait l’élargissement de la lutte contre les discriminations à de nouveaux domaines. C’est cet impératif qui a défini la tonalité transatlantique des années suivantes. Ainsi, en 1990, le Congrès américain a porté l’immigration légale à des niveaux sans précédent pour stimuler la croissance économique. Il a également aboli une grande partie des tests de langue anglaise pour la naturalisation et facilité l’immigration des homosexuels aux États-Unis. La même année, les accords de Schengen ont introduit l’abolition de tous les contrôles aux frontières entre Etats européens. En 1991, le Congrès américain a adopté une nouvelle législation sur les droits civils qui a cimenté la doctrine de l’impact disproportionné. Pour abolir la discrimination fondée sur le sexe, la Cour de justice européenne a aboli l’interdiction du travail de nuit des femmes en Europe. Frontières ouvertes, libre-échange et société ouverte : rien ne semblait pouvoir arrêter le néolibéralisme.
Vu sous le prisme du récit dominant dans la décennie 1990, il semblait que les Américains et les Européens avaient parfaitement négocié l’occasion qui leur avait été présentée par l’effondrement de l’Empire soviétique afin de construire un système mondial véritablement libéral. Les affaires économiques semblaient avoir été libérées de l’emprise des Etats, de la concurrence du politique et des bas calculs de pouvoir du passé.
Cet utopisme ravive le souvenir de commentateurs comme Thomas Friedman, et c’est toujours ainsi que les nostalgiques centristes se remémorent les immenses espoirs générés par ce moment. Mais ce récit tend à minimiser les anxiétés politiques et économiques caractérisant cette période. 1989 avait en effet déclenché une concurrence géopolitique discrète mais décisive au sein de l’Occident. Les Européens avaient mis à profit l’occasion de 1989 pour porter l’intégration continentale à des niveaux sans précédent, posant les bases de l’euro. Menés par les Français, ils rêvaient de construire une nouvelle puissance continentale capable de défier les États-Unis. L’unification allemande était destinée à être la pierre angulaire d’une Europe souveraine unique. C’était sans compter sur George H. W. Bush, qui avait conditionné le soutien américain à l’unification allemande à la préservation de l’OTAN par les Français et les Allemands de l’Ouest et à son expansion en Allemagne de l’Est. C’était très malin de la part de Bush. En maintenant l’OTAN en vie, il tuait dans l’œuf toute volonté d’indépendance géopolitique européenne. À mesure que la Guerre froide se terminait, la justification de la dépendance militaire et économique de l’Europe aux États-Unis avait de moins en moins de sens, mais la première administration Bush avait orchestré les événements afin que l’emprise du pouvoir politique et économique américain sur le reste de l’Occident devienne plus forte que jamais.
Après 1989, les États-Unis jouissaient d’une suprématie militaire incontestable. Dans les années suivantes, ils ont occasionnellement tenté d’exercer leur influence par ces moyens, avec des résultats mitigés. Fort de son succès fulgurant dans la première guerre du Golfe en 1991, Bush Sr. essuyait immédiatement après un échec cuisant à Mogadiscio en 1993. Mais les mésaventures militaires n’ont joué qu’un faible rôle dans l’altération du rôle de l’Amérique en tant qu’hégémon mondial. Entre temps, le pouvoir financier américain était devenu le véritable moteur de la subjugation américaine sur l’Occident. Les États-Unis ont pris en charge l’économie mondialisée et l’ont transformée en une arme puissante.
Lorsque Bill Clinton a été investi, il a poursuivi la quête d’ouverture engagée par son prédécesseur. En 1993, il a ratifié l’ALENA et assoupli l’interdiction des homosexuels dans l’armée. Cependant, il a clairement affirmé que l’ancien libéralisme ne suffisait pas. Désireux d’étendre la portée de la démocratie et d’entrer dans une confrontation directe avec les ennemis étrangers qui se dressaient sur son chemin, son administration a développé de nouveaux outils destinés à promouvoir le pouvoir de subjugation de l’Amérique sur le monde. En septembre 1993, le conseiller à la sécurité nationale Anthony Lake a esquissé un nouveau paradigme. Son discours, “Du containment à l’élargissement” consacre une vraie révolution politique. Il a non seulement déterminé l’agenda de politique étrangère de presque tous les présidents américains depuis lors, mais il constitue en outre la formule chimique la plus pure de la bien-pensance. A cet égard, Il convient de noter que le discours de Lake avait été rédigé par un certain Anthony Blinken.
Lake entamait sa philippique par une dénonciation du néo-isolationnisme à gauche et à droite. Cette passion triste, affirmait-il, repose sur une anxiété économique déplacée. Le discours contenait les promesses rituelles que le libre-échange mondial apporterait la prospérité à tous. Mais l’avantage économique pour les citoyens américains n’était qu’un objectif de second ordre. En effet, le discours se concentrait sur le nouveau programme politique mondial de l’Amérique. Avec l’élimination du “grand spectre rouge” du communisme, il annonçait que les États-Unis se concentreraient désormais sur l’expansion des “zones bleues” mondiales des démocraties de marché. C’est le changement de régime qui devenait la priorité de la nouvelle politique internationale américaine.
Définissant sa politique d’élargissement, Lake se défendait de vouloir employer la puissance militaire américaine afin de promouvoir la démocratie libérale. L’élargissement, soutenait Lake, avait un second sens. Il s’agissait de développer et d’améliorer les partenariats entre l’État et la société civile. Les Clintoniens avaient beaucoup appris de la politique intérieure, dans laquelle ils avaient initié la révolution du “gouvernement” vers la “gouvernance”, ce que Christopher Caldwell décrit comme la “grande innovation de l’administration Clinton.”
Empruntant à la théorie du management, les Clintoniens voulaient que le gouvernement étende son champ d’action pour englober les acteurs sociaux. Non contraints par les mêmes règles de conduite que les acteurs étatiques, les partenaires de la société civile pouvaient donc agir beaucoup plus efficacement. En s’appuyant sur ces alliés, les décideurs pouvaient contourner les acteurs étatiques responsables devant l’électorat et obtenir de bons résultats. Les leçons apprises sur la scène intérieure ont permis de créer un précédent ; après tout, la révolution des droits civils n’avait-elle pas été menée comme un projet État-société civile ? Les décisions de justice avaient établi un cadre précisant les lourdes responsabilités encourues par les organisations privées si celles-ci ne se montraient pas vigilantes dans leur mission de gardiens du principe d’anti-discrimination. Et celles-ci avaient appris à devenir des agents très efficaces de ce nouveau projet politique. Elles avaient leur propre vision de la justice et voulaient la réaliser. Cette tâche était bien trop importante pour être abandonnée à la lenteur caractéristique de la bureaucratie publique. Ainsi, dès le début des années 1990, il existait déjà des légions d’ONG, d’entreprises, d’associations philanthropiques, d’universitaires, d’entrepreneurs, de journalistes et de bureaucrates qui s’attendaient à avoir leur mot à dire en politique. Et ceux-ci n’étaient pas contraints par des loyautés nationales, empêchés par des frontières, ou soumis à des structures de responsabilité rigides. Dans la nouvelle ère de “gouvernance”, cette dispersion du contrôle était quelque chose à célébrer. Il n’est pas surprenant que le discours de Lake cible le “pouvoir centralisé” comme l’ennemi entravant la propagation de la couleur “bleue”. Trop occupés dans leurs lamentations sur l’obsolescence ou de privatisation de l’Etat, les critiques de la mondialisation n’ont pas vu la véritable signification de ces changements. Ce qui se passait vraiment était la déformation de l’État.
L’administration Clinton avait compris que l’accomplissement de sa révolution en politique étrangère nécessiterait de regarder au-delà de l’État, tout comme la révolution des droits civils l’avait fait dans la sphère intérieure. “Nous devrions poursuivre nos objectifs à travers un cercle élargi non seulement de fonctionnaires gouvernementaux mais aussi de groupes privés et non gouvernementaux”, a soutenu Lake, nommant une gamme d’acteurs sociaux, des “entreprises privées” aux “ONG de droits de l’homme”.
Les Clintoniens avaient formulé la première théorie de la gestion mondiale dirigée vers des objectifs géopolitiques et moraux. Ils avaient esquissé une vision substantielle du bien. Selon cette vision, les acteurs étatiques et sociaux devaient être mobilisés afin de combattre les “énergies intolérantes du racisme” à l’étranger. Ils devaient être employés afin de mettre au pas ce que Lake appelait les “États réfractaires”, les isolant “diplomatiquement, militairement, économiquement et technologiquement”. Bien qu’il ne soit pas entré dans les détails, Lake présentait les ressources “financières” de l’Amérique comme des “ressources de sécurité nationale”.
Ces ressources ont été rapidement mobilisées. Comme l’a expliqué le conseiller de Clinton James Steinberg, “Nous avons réalisé un exploit qui avait été tenté en vain depuis le début des années 1970. Il consistait à intégrer l’économie au cœur des processus de prise de décision en matière de sécurité nationale”. Au cours des décennies suivantes, les Clintoniens et leurs successeurs ont inventé des moyens de plus en plus ingénieux pour mettre l’économie au service de la politique. Ils ont utilisé la suprématie financière de l’Amérique pour projeter son pouvoir politique à l’étranger, imposant les objectifs américains sans risquer des vies américaines.
Les critiques du néolibéralisme se souviennent des années 1990 comme d’une époque d’engagement idéaliste, voire naïf, envers la coopération économique. Une part importante de cette critique décrit la soumission américaine particulière envers la Chine, mais pas grand-chose d’autre. À la fin de 1994, l’administration Clinton avait décidé que la Russie devait être traitée comme un rival politique. Le terme de “néo-containment” n’était pas prononcé publiquement, mais il était omniprésent en privé. Capitalisant sur la faiblesse économique de Moscou, les Américains ont utilisé leur pouvoir financier pour promouvoir leur vision expansionniste ; en l’occurrence, l’expansion de l’OTAN dont Mikhaïl Gorbatchev avait été assuré en 1990 qu’elle ne se produirait pas. “Je ne pense pas que la Russie puisse être achetée”, avait dit Clinton au premier ministre néerlandais Willem Kok en 1995. Or sous Clinton, les États-Unis sont devenus le plus grand investisseur étranger en Russie. Des institutions économiques internationales prétendument neutres ont été altérées de manière flagrante pour servir des fins stratégiques américaines. Voyant Boris Eltsine comme plus modéré que ses alternatives et craignant qu’il perde l’élection de 1996, l’administration Clinton a persuadé le FMI de lui accorder un prêt de 10,2 milliards de dollars, faisant fi des conditions habituelles. Eltsine a dépensé son chemin vers la victoire.
Ces mesures constituent les carottes de l’hégémonie financière américaine. Mais les bâtons étaient encore plus inventifs. Lorsque la Yougoslavie s’est effondrée en 1992, le terme de nettoyage ethnique a envahi les conversations, et les Serbes sont devenus le principal paria du monde. Au cours de sa dernière année au pouvoir, Bush Sr. avait mis en œuvre plusieurs cycles de sanctions appliquées par l’administration américaine contre des Etats. Sous Clinton, nous avons changé de paradigme. C’est le partenariat public-privé qui devenait la norme. En avril 1993, les États-Unis ont mené leur première expérimentation des “sanctions intelligentes”. L’administration Clinton a initié le passage du ciblage des États à celui des individus qui gouvernent les États, frappant leurs réseaux économiques et sociaux. Des sanctions ont été imposées envers Slobodan Milosevic et son entourage, les excluant de l’économie internationale basée sur le dollar. Le processus diablement efficace peut être comparé à la dissolution d’une entité à but non lucratif, qui prive l’organisation de sa personnalité juridique et empêche la personne visée d’être un agent économique. L’objectif n’était pas seulement d’essayer de modifier le comportement de Milosevic ou de formuler une réprobation morale de ses actions. Il s’agissait de miner son soutien populaire et sa position en tant que chef de gouvernement. Les sanctions intelligentes ressemblaient à un changement de régime bon marché, modifiant la direction d’un gouvernement national sans parrainer des opérations militaires sanglantes.
L’emploi de “sanctions intelligentes” a constitué un important précédent. Le fait de cibler des individus et les institutions les soutenant a fourni aux décideurs américains un gisement illimité de nouvelles occasions et justifications de afin de projeter leur influence dans le monde entier. Cependant, à mesure que ceux-ci instrumentalisaient le pouvoir financier des Etats Unis, ce sont les fondations libérales de la civilisation du XXe siècle qui s’effondraient.
Les défenseurs de l’ancien paradigme ont fait remarquer que les nouveaux partenariats État-société civile risquaient à terme de miner la réputation neutre du leadership économique mondial de l’Amérique. En raison de la dollarisation de la finance mondiale, la crédibilité du système financier mondial dépendait de la confiance internationale dans l’impartialité du Trésor des États-Unis. Face aux pressions de l’appareil de politique étrangère et de sécurité américain d’agir autrement, les fonctionnaires du Trésor ont essayé de s’en tenir au principe libéral de neutralité de l’État dans les affaires économiques. Dans les années 1990, la communauté du renseignement américain voulait que le Trésor utilise sa connaissance du système financier pour l’aider à déstabiliser une organisation terroriste opérant alors depuis le Soudan en agissant sur ses comptes bancaires. Le Trésor a opposé une fin de non-recevoir, insistant que le risque pour la crédibilité libérale de l’Amérique serait trop grand. Ladite organisation terroriste se nommait Al-Qaïda.
Lorsque George W. Bush est entré en fonction en 2001, il s’est posé comme le champion des idées libérales. La mesure phare de son mandat devait être la mise en œuvre de la mobilité du capital et de la main-d’œuvre à travers tout le continent américain. Au cours du sommet des Amériques de l’été 2001, il était acté que la priorité était d’élargir l’ALENA, inaugurant une “Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA)” d’ici 2005.
Peut-être Bush a-t-il rêvé d’étendre le libéralisme plus largement que son père ne l’avait fait. Mais sa postérité repose sur l’exact contraire. Sous son administration, les États-Unis ont renversé le système financier libéral d’après-guerre reposant sur des règles impartiales libres de manipulation politique. La neutralité apolitique de la finance mondiale s’est évanouie. Les financiers sont devenus des instruments volontaires de la politique étrangère américaine, se réorientant eux-mêmes et leurs institutions pour servir des objectifs politiques de plus en plus belliqueux.
Les théoriciens de la mondialisation peignent souvent un tableau bucolique de la mondialisation, comme un village mondial, une communauté décentralisée d’égaux. Mais la mondialisation a toujours été beaucoup plus centralisée et asymétrique. La mondialisation est mieux comprise comme un arrangement en étoiles (“hub-and-spokes”), où les marchés émergents dépendent de plateformes établies pour les connecter à d’autres marchés. Parce que presque toutes les transactions doivent passer par ces plateformes, elles nécessitent leur approbation. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la finance internationale. New York sert de plateforme financière la plus importante du monde, non seulement en raison de la taille de ses marchés de capitaux, mais plus important encore en raison de la domination du dollar américain comme monnaie de réserve mondiale, faisant de l’accès au système financier américain une nécessité vitale. Le rôle essentiel des institutions financières américaines dans le bien-être et le malheur de presque tous les acteurs économiques majeurs dans le monde confère au gouvernement des États-Unis un vaste pouvoir. Les précédents responsables du Département du Trésor avaient fort bien compris ce pouvoir, mais ils s’étaient jusqu’alors bien gardés d’en faire usage en raison de leur attachement à la neutralité libérale. Sous Bush, tout a changé.
S’appuyant sur les expérimentations clintoniennes des sanctions intelligentes, certains responsables innovants travaillant au Trésor ont été convaincus que la coordination traditionnelle de politique État-à-État était inadéquate pour atteindre les résultats désirés. Ils ont acquis la conviction que les institutions privées, en particulier les banques de centres financiers, qui finançaient et traitaient les interactions commerciales, pouvaient atteindre les fins de la politique d’État beaucoup plus efficacement que les outils traditionnels de l’État. Si les institutions financières du secteur privé coopéraient avec les agences gouvernementales américaines, de grands résultats pouvaient être atteints.
Après le 11 septembre 2001, une occasion politique sans précédent s’est présentée aux membres de cette avant-garde pour traduire en action leurs propositions. Afin de frapper al-Qaïda, ils se sont affranchis de l’ancienne mentalité libérale et ses atermoiements au sujet de la militarisation de l’économie du secteur privé. Un de ces innovateurs, Juan Zarate, a déclaré : “Nous avons réalisé que les acteurs du secteur privé, en particulier les banques, pouvaient isoler des entités voyous plus efficacement que les gouvernements en jouant principalement sur leurs propres intérêts et désirs d’éviter des risques commerciaux et de réputation inutiles”. Les acteurs étatiques ont initié ce processus, mais ce sont les acteurs privés qui ont été la cheville ouvrière. “Lorsque les gouvernements semblent isoler des acteurs financiers voyous, les banques suivront . . . Nos campagnes ont tiré parti du pouvoir de ce type de risque de réputation “.
Le 23 septembre, soit deux semaines après les attaques, Bush a signé le décret présidentiel 13224. “Nous mettons en garde les banques et les institutions financières du monde entier”, déclarait-il. “Si vous faites des affaires avec des terroristes, si vous les soutenez ou les parrainez, vous ne ferez pas d’affaires avec les États-Unis d’Amérique”. Le décret d’urgence ratissait large. Il permettait le ciblage des soutiens financiers du terrorisme, des entreprises détenues ou contrôlées par des terroristes, et de leurs “partenaires”. Toute banque qui permettait à des comptes ou transactions douteux de passer risquait de voir ses actifs américains gelés par le gouvernement américain. En effet, elle serait expulsée du système international basé aux États-Unis, détruisant sa réputation en tant qu’institution financière fiable. Tout comme les lois sur les droits civils l’avaient fait pour les entreprises américaines opérant sur le territoire américain, le décret plaçait les institutions financières mondiales en face de leurs responsabilités. Un manquement à la vigilance entraînait des pénalités. L’objectif était d’encourager les banques à être proactives dans l’évaluation des risques associés à certains clients. Le gouvernement cooptait des acteurs clés de l’économie privée pour devenir ses exécuteurs.
Comme ses promoteurs l’avaient anticipé, cette approche pour étouffer le financement des organisations terroristes a engrangé des succès au-delà de toutes espérances. Aucune banque ne voulait en effet être désarrimée du système bancaire américain. De plus, l’administration Bush a complété ce dispositif par un cadre juridique encourageant les entités non gouvernementales à cibler les banques jugées insuffisamment zélées dans la mise en œuvre du nouveau dispositif. Beaucoup d’yeux étaient en effet braqués sur les banques, scrutant le moindre écart dans la mise en œuvre des sanctions.
Le Trésor a commencé à faire pression sur les institutions internationales afin qu’elles s’impliquent elles aussi dans la traque des financements du terrorisme. Très tôt, le G7, le FMI et la Banque mondiale ont ainsi été intégrés au régime de sanctions. Cependant, il était estimé que ces mesures étaient trop timides. Pour paralyser les finances d’al-Qaïda, le gouvernement américain avait besoin d’informations sur les virements bancaires. Mais les bases de données sur lesquelles ces informations sont conservées appartiennent à un obscur organisme privé qui sert de tableau de commutation pour la plupart du système financier mondial : la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT).
Sous Bush Sr., les États-Unis avaient déjà essayé en vain d’obtenir des informations de SWIFT. Une équipe dirigée par Robert Mueller avait en effet cité à comparaître le système de messagerie de SWIFT. Mais ils n’avaient aucune compétence juridique pour le faire. En effet, conformément aux principes libéraux, les communications entre acteurs du marché jouissent d’un droit présumé au respect de la vie privée. L’action n’a dès lors produit aucun résultat. Après le 11 septembre, le Trésor a adopté une approche différente. Il a simplement demandé à SWIFT de coopérer et de fournir au gouvernement américain l’accès à ses transactions. Le PDG de SWIFT a hésité, soulignant la nécessité pour l’organisation de demeurer apolitique et neutre. A cet égard, la clientèle européenne du système était particulièrement sensible aux invasions de la vie privée. Mais SWIFT et le gouvernement américain ont élaboré une solution de contournement. En public, SWIFT proclamerait sa neutralité. En privé, elle collaborerait, développant un programme clandestin pour partager des informations financières avec les responsables américains. Pour s’assurer de la coopération continue de SWIFT, les responsables gouvernementaux ont dû concéder à l’organisation un rôle significatif et continu dans la conception et la mise en œuvre du programme de surveillance de toutes les transactions mondiales. Cela signifiait fournir à SWIFT des informations classifiées sur les suspects terroristes et leurs organisations de soutien. Le partenariat public-privé était devenu profond.
Le Patriot Act a fourni au Trésor un autre outil puissant. Sa section 311 donne au secrétaire du Trésor le pouvoir de déclarer qu’une institution est à risque si elle est soupçonnée de blanchir de l’argent. Le flou était idéal pour cibler les institutions financières. Le gouvernement américain n’avait pas besoin de geler les actifs directement, ce qui est difficile à faire lorsque le blanchiment d’argent n’est que soupçonné, mais pas prouvé. En revanche, les banques privées sont affranchies de ces contraintes. Etant privées, elles sont libres de cesser de faire des affaires avec qui elles choisissent. La section 311 incitait fortement les banques à faire exactement ce que le Trésor recommande, déchargeant ainsi sur elles le risque institutionnel.
Erigés sur un échafaudage de législations post-11 septembre, de décrets présidentiels et de coopération secrète avec SWIFT, de nouveaux partenariats État-société ont permis aux décideurs publics de mener les guerres que les militaires américains ne pouvaient entreprendre. À partir de 2003, après que l’administration Bush ait tourné son attention vers les régimes voyous et ait envoyé des hommes sur le terrain en Afghanistan et en Irak, le Trésor est allé beaucoup plus loin. Dans les années suivantes, des banques en Syrie, en Biélorussie, en Birmanie et en Ukraine ont été frappées par les nouvelles sanctions décidées par les responsables du secteur public et exécutées par le secteur privé. En 2005, une action engagée en application de la section 311 à l’encontre d’une petite banque de Macao qui faisait des affaires avec la Corée du Nord, Banco Delta Asia (BDA), a transformé celle-ci en paria financier. En juillet 2006, même la Banque de Chine, soucieuse de protéger sa réputation, a gelé les comptes nord-coréens liés à BDA. Les dernières années de l’administration Bush ont vu des tactiques similaires déployées contre l’Iran. Depuis New York, les États-Unis ont exclu toutes les transactions en dollars concernant le pétrole iranien; l’Union européenne a embrayé le pas avec des actions similaires mises en œuvre via les banques européennes.
En seulement quelques années, le Trésor avait dépassé le ciblage de suspects terroristes pour investir de nouveaux champs d’action, en s’attaquant aux institutions financières associées aux gouvernements nationaux jugés ennemis, pour frapper les institutions financières des gouvernements ciblés eux-mêmes. C’est sous l’administration Bush que l’on peut véritablement dater la fin définitive de l’ancien paradigme financier libéral. La sphère privée ne serait plus jamais la même. La tradition du secret bancaire a été une victime discrète mais évidente de ce phénomène. Les banques ont transformé la façon dont elles appréhendent le risque. Auparavant, les banques accordaient la priorité à la confidentialité des clients. Une banque qui divulguait des informations sur ses clients était jugée indigne de confiance. Comment pouvez-vous prospérer sur le marché lorsque vos concurrents connaissent tous vos secrets financiers ? Dorénavant, les banques étaient impatientes d’exposer leurs clients à l’examen. Au début, elles le faisaient en secret pour répondre aux demandes des responsables étatiques. Puis, elles ont volontairement coopéré en fournissant des données concernant les organisations politiquement exposées. Cela explique pourquoi les normes “environnementales, sociales et de gouvernance” (ESG), ou l’”investissement socialement responsable” ont décollé pendant les années Bush. Les grandes banques qui ont lancé ESG l’ont décrit comme un mécanisme de gestion des risques, en redéfinissant le risque en termes politiques : sécurité nationale, responsabilité environnementale et justice sociale. En encourageant les entreprises à élargir leur définition du risque, le Trésor a accéléré ces tendances. La conformité à la loi n’était pas suffisante ; l’objectif était de créer et d’étendre une nouvelle notion de bonne citoyenneté entrepreneuriale. Des incitations et des cadres de responsabilités ont été mis en place pour encourager le marché lui-même à faire respecter le nouveau consensus sur ce que signifie le risque. Occasionnellement, les acteurs privés ont offert une faible résistance à la politisation de la vie économique, mais le plus souvent, ils ont accepté les nouveaux termes et les ont même promus comme étant “bons pour les affaires.”
L’emploi de moyens financiers à des fins politiques ne pouvait être accompli qu’avec la coopération des banques et d’autres entités privées. Les acteurs privés dans la société civile ne se sont pas opposés à cette collaboration. Plutôt que de contraindre le pouvoir de l’État, comme les théoriciens libéraux le stipulent, la sphère privée de la finance mondiale a pleinement collaboré avec l’État. Loin de limiter l’État, les acteurs économiques privés ont renforcé ses pouvoirs et étendu sa portée, tout en changeant leur propre compréhension de leur mission, les exigences de la citoyenneté entrepreneuriale, et les contours de la citoyenneté elle-même.
Barack Obama a poussé le nouveau paradigme encore plus loin. Lorsqu’il a fait des droits des gays un pilier de la politique étrangère américaine, la stratégie pour assurer leur propagation s’appuyait sur des partenariats État-société. Le discours phare d’Hillary Clinton en 2011 sur les droits des gays promettait de “soutenir le travail des organisations de la société civile travaillant sur ces questions dans le monde entier.” Rompant avec la pratique américaine antérieure, ces organisations pouvaient dissimuler la source de leurs financements, voilant leur connexion au gouvernement américain, afin de prétendre que les droits des gays étaient un mouvement spontané.
Contrairement aux critiques formulées à son encontre par les pires faucons de l’establishment américain de politique étrangère, Obama n’était pas fixé seulement sur le “soft power”. En 2011, les conservateurs américains se moquaient d’Obama, l’accusant de “diriger depuis l’arrière” (“leading from behind”) dans la campagne libyenne, critiquant sa réticence à utiliser des troupes américaines. Cette critique était mal informée. Bien au contraire, son administration expérimentait un arsenal de techniques d’agression inédites. Faisant usage du partenariat État-société dont le département du Trésor américain avait été un pionnier, les États-Unis ont gelé 37 milliards de dollars d’actifs libyens – à l’époque, le plus grand gel d’actifs de l’histoire. Cela marquait la première fois que ces sanctions financières étaient employées avec l’intention explicite de renverser un gouvernement. En janvier 2012, l’administration Obama décidait de mettre l’Iran à genoux. Pour parvenir à ses fins, elle a invoqué la section 311 contre tout le secteur bancaire du pays, y compris sa banque centrale. C’était la première fois que la mesure était utilisée contre la banque centrale d’un autre pays. Peu après, en expulsant les banques iraniennes de son système, SWIFT a franchi un Rubicon de la neutralité dans les relations internationales en sanctionnant une nation entière. Cela a donné un avantage décisif à l’administration Obama pour forcer l’Iran à négocier sur son programme nucléaire. Sans surprise, faisant face une pression financière intense, les Iraniens étaient soudain prêts à venir à la table de négociations.
Ces années marquèrent le point culminant de la diplomatie des sanctions. Beaucoup moins visible et militariste que la diplomatie des canonnières de l’Empire britannique, elle était tout aussi diablement efficace. Lors d’une fête de fin d’année de l’administration en 2011, le directeur du Bureau de contrôle des actifs étrangers (Office of Foreign Assets Control “OFAC”) du département du Trésor a chanté “Every little thing we do is sanctions”, sur l’air de “Every little thing she does is magic” du groupe Police. Une atmosphère d’invincibilité rêgnait. Avec leur formule de partenariats État-société, tout semblait sourire aux États-Unis.
En 2014, la Russie a annexé la Crimée. Stupéfaits, les États-Unis ont monté d’un cran leur régime de sanctions, frappant pour la première fois une grande puissance. L’échelle de ce qui était requis exigeait une coopération étroite entre les agences américaines et les secteurs financiers européen et américain. Pour le moins, c’était un moment confus. L’administration Obama elle-même a hésité, troublée par la voix de son ancienne conscience libérale. Vers la fin de son mandat, le secrétaire au Trésor Jacob Lew s’inquiétait que la politisation américaine du système financier mondial risque de retourner un grand nombre de pays contre lui. En outre, il n’était pas aussi clair que ça que les sanctions soient aussi efficaces que leurs partisans les plus enthousiastes l’estimaient. En effet, bien que l’économie russe ait souffert, ce développement avait probablement plus à voir avec la baisse du cours du baril de pétrole qu’avec les sanctions. Et de toute évidence, la Russie ne s’est pas retirée de la Crimée.
Qu’il s’agisse de son emploi des tarifs douaniers ou des sanctions individuelles sur les procureurs de la Cour pénale internationale ayant engagé des poursuites contre des militaires américains, la politique étrangère de Donald Trump a généré une pluie de critiques virulentes. Il était accusé de détruire l’ordre international libéral ! Mais Trump n’a pas inventé ces outils. Certes, il a innové en en faisant un usage extensif contre la Chine et en les mobilisant dans le cadre d’âpres négociations diplomatiques. Au passage, son administration a traité les juristes militants qui tentaient de le bloquer comme des oligarques corrompus. C’est pourquoi les critiques plus sophistiquées de Trump n’ont pas rejeté les outils. Elles prévoyaient de les employer mieux qu’il ne l’avait fait lui-même.
Après l’investiture de Biden, la nouvelle administration a mis au placard un projet de révision de la politique de sanctions. Un consensus s’était dégagé selon lequel, avec quelques réglages, les Américains et les Européens disposaient d’un arsenal implacable pour lancer une première frappe financière dévastatrice contre leurs cibles préférées. La mise en œuvre de ce projet a commencé dans la première année de la nouvelle administration, avec à sa tête le Département d’État de Blinken. Ainsi, en février 2022, juste au moment où l’invasion russe de l’Ukraine a rencontré un obstacle, tout le dispositif était prêt. Les possibilités stratégiques semblaient illimitées. La Russie pouvait être mise à genoux ; Poutine devait connaitre le même destin ignominieux que Milosevic et Kadhafi.
L’exécution de la frappe était éblouissante. Le Kremlin a été pris de surprise par l’échelle des sanctions, notamment par l’implication de SWIFT et le ciblage de la banque centrale de la Russie. Nous assistions à une opération Barbarossa pour le XXIe siècle. Pourtant, la première frappe n’a pas donné les résultats promis. Ni la deuxième, la troisième ou la quatrième. Les taux de popularité de Poutine ont grimpé en flèche, la production industrielle de la Russie a augmenté, et son armée continue de broyer l’armée ukrainienne. Malgré la mise en œuvre de près de 6 000 sanctions en un peu plus de deux ans, l’euphorie du printemps 2022 (sans parler des fêtes de fin d’année de 2011) s’est depuis longtemps dissipée. Bien que les décideurs américains se soient targués à plusieurs reprises d’avoir mobilisé une coalition mondiale contre la Russie qui a isolé cette dernière, ce n’est pas le cas. La carte des pays qui ont imposé des sanctions à la Russie ressemble étroitement à la carte des pays qui ont légalisé le mariage homosexuel. La guerre économique contre la Russie a exposé les limites de l’empire américain mondial.
La stratégie “géoéconomique” d’”élargissement” de Washington axée sur les sanctions a échoué, et l’État profond le sait fort bien. En juillet, le Washington Post a cité une variété de responsables gouvernementaux actifs et anciens qui critiquent maintenant la dépendance excessive aux sanctions. La liste inclut le conseiller adjoint à la sécurité nationale d’Obama, Ben Rhodes. Le Post a également révélé que le partenariat État-société faiblit. Le monde des affaires a submergé la bureaucratie fédérale de demandes sur la façon de mettre en œuvre les sanctions et contre qui. Les grandes entreprises sont ainsi forcées de prendre de nombreuses décisions liées à la sécurité nationale elles-mêmes. Et la crise n’est pas seulement opérationnelle. Les responsables américains réalisent maintenant qu’aucun observateur raisonnable ne croit plus que le système financier mondial mené par les Américains est encore neutre. En conséquence, de nombreux pays construisent des alternatives. À long terme, l’ascension de marchés financiers et d’intermédiaires alternatifs menace le statut du dollar comme monnaie de réserve, et partant les fondations financières du pouvoir américain.
L’échec des sanctions contre la Russie signifie-t-il un retour à l’ancienne tradition libérale de séparation public-privé ? Force est de constater que la réponse est « non ». Rhodes voit le problème de politique étrangère, mais il ne saisit pas les effets de ces changements sur la sphère intérieure. La fusion du pouvoir politique avec le pouvoir économique semble susceptible d’augmenter, et à mesure que les lignes ami-ennemi politiques sont redessinées, l’application deviendra plus impitoyable. Ainsi, dans son discours pour le vingtième anniversaire du 11 septembre, George W. Bush a déclaré :
Nous acquérons chaque jour de nouvelles preuves que les dangers pour notre pays peuvent venir non seulement d’au-delà des frontières, mais aussi de la violence qui se masse à l’intérieur. Il y a peu de chevauchements culturels entre les extrémistes violents à l’étranger et les extrémistes violents chez nous. Mais dans leur dédain pour le pluralisme, dans leur mépris pour la vie humaine, dans leur détermination à profaner les symboles nationaux, ils sont les enfants du même esprit fétide. Et il est de notre devoir de faire face.
Que l’ennemi soit à l’étranger ou chez nous, qu’ils soient des terroristes d’al-Qaïda ou des émeutiers domestiques, ils sont essentiellement les mêmes, et nous devons leur faire face avec les mêmes outils de sécurité.
En février 2022, juste avant que les tanks russes ne déferlent sur l’Ukraine, le gouvernement canadien avait déployé l’arsenal financier guerrier contre ses propres citoyens. Les Canadiens qui avaient fait des dons au Convoi des camionneurs se sont retrouvés privés d’accès à leurs comptes bancaires et à leur épargne. Au moins 76 comptes bancaires ont été gelés, des actifs totalisant 3,2 millions de CAD. Beaucoup de canadiens ont exprimé leur sidération et ont imputé la faute de la “débancarisation” au premier ministre canadien Justin Trudeau, coupable d’un abus dictatorial de l’état d’urgence, tout comme son père. Mais c’est une pensée obsolète. Les mesures invoquées par l’État canadien ont réussi parce qu’elles jouissaient de la coopération enthousiaste des banques canadiennes. Les objectifs de l’État et des entreprises avaient fusionné longtemps avant le Convoi des camionneurs de 2022. Comme le 11 septembre, le Covid était une occasion à ne pas rater. Il a permis aux États de perfectionner des politiques qu’ils expérimentaient et que les entreprises réclamaient.
C’est sans doute au Canada que le postlibéralisme réellement existant est allé le plus loin le plus loin. Mais le reste de l’Occident n’est pas en reste en matière de débancarisation. Des tactiques autrefois employées contre al-Qaïda sont redéployées contre des citoyens jugés être des “enfants du même esprit fétide”. En 2022, JP Morgan Chase a clôturé le compte de la commission nationale pour la liberté religieuse (National Committee for Religious Freedom “NCRF”). Chase a déclaré qu’elle envisagerait le cas échéant la possibilité de le rouvrir si NCRF divulguait certains noms de ses donateurs. Bien que Chase ait modifié son récit des faits à plusieurs reprises, la banque insiste sur le fait qu’elle se conforme aux réglementations fédérales sur le blanchiment d’argent et le terrorisme. Fidelity Charitable a exercé des pressions similaires pour briser l’anonymat des donateurs de l’Alliance Defending Freedom (ADF). En juin 2023, la banque britannique Coutts and Co. a soudainement clôturé le compte de Nigel Farage. Cette décision a été plus tard exposée comme motivée politiquement, car un dossier interne avait conclu que Farage était “xénophobe et flattait les racistes”. Dans l’enquête qui a suivi le scandale, l’observatoire des pratiques financières (Financial Conduct Authority) rapporte que les banques britanniques ferment presque 1000 comptes chaque jour, une augmentation massive par rapport aux années précédentes.
Après le scandale de la débancarisation de Farage, les gauchistes britanniques ont observé que la liberté d’expression n’est pas le principal problème, arguant que les clôtures de comptes affectent disproportionnellement les musulmans britanniques. Ils n’ont pas tort. La débancarisation n’est en effet pas un phénomène nouveau en Grande-Bretagne. Elle a décollé en 2014, lorsque HSBC a commencé à clôturer les comptes de musulmans britanniques bien connus sans fournir aucune motivation. Juste un peu plus d’un an auparavant, dans un accord de poursuite différée avec le gouvernement américain, HSBC avait accepté une surveillance interne pour aider la banque à se conformer aux lois sur le blanchiment d’argent et les sanctions.
Des transformations largement acceptées dans l’ordre juridique et financier interne ont banni les normes libérales. Dans le cadre de lois anti-terroristes toujours plus strictes, les gouvernements exigent que les banques surveillent elles-mêmes le financement potentiel du terrorisme. Pour les banques, compte tenu des réalités présentes, la débancarisation – l’euphémisme employé est “de-risking” – est nécessaire à une gestion responsable des risques et à la conformité réglementaire. Que l’on frappe les conservateurs, les musulmans, les partisans du Brexit, ou les individus avec des noms russes, une tendance très nette se dégage. Tout comme les législations sur les droits civils avait permis aux grandes entreprises d’exporter l’idéologie DEI à travers tout le monde des affaires, les lois anti-terrorisme leur permettent d’imposer des tests de loyauté politique à travers tout le système financier. Nous assistons sur la scène interne au même processus qui s’est mis en place au niveau mondial depuis les années 1990. La société civile, surtout sa dimension économique, est militarisée. Ceux qui menacent le régime, ou qui donnent l’apparence d’être le genre de personne qui pourrait le cas échéant poser une menace, risquent d’être neutralisés.
Comme pour tant de choses dans l’ère du postlibéralisme réellement existant, la description la plus franche de cette vision revient à Tony Blair. En 2006, lorsqu’il était premier ministre, Blair a déclaré que les “arguments traditionnels des droits et libertés fondamentaux ne sont pas tant faux, que taillés pour une autre époque”. Peu après, son ministre de l’Intérieur John Reid a précisé la pensée de Blair. L’époque précédente, celle de l’après-guerre, disait Reid, avait commencé sous le sceau de l’inquiétude que la menace de l’"État fasciste” posait aux individus. Aujourd’hui, poursuivait-il, la menace vient des “individus fascistes”, pas des États fascistes. Cette nouvelle menace – celle des mauvais coucheurs parmi nous – appelle à un nouvel arrangement État-société. “Une sécurité efficace”, soutenait Reid, “repose maintenant sur la participation d’une gamme beaucoup plus large d’acteurs – des gouvernements et des organismes publics, aux entreprises et aux personnes . . . des réseaux d’organisations publiques et privées ont un rôle conjoint afin de garantir la sécurité locale, nationale et internationale”. En bref, le libéralisme était un produit du moment d’après-guerre, et son temps est désormais révolu. Après la fin de la Guerre froide, les élites britanniques ont beaucoup glosé sur les grands moments de l’après-guerre pour purifier le peuple britannique, des maux de la xénophobie, de l’euroscepticisme et du racisme. Mais lorsqu’on les pressait, ces élites admettaient que l’ère de l’après-guerre comportait peu de signification durable au-delà de l’antifascisme. En effet, selon les nouveaux standards blairites, des Britanniques plus éclairés pouvaient conclure que toute l’ère d’après-guerre ressemblait à une époque plutôt dangereuse. Combien d’individus fascistes déambulaient en liberté ? Combien de courrier de fans Enoch Powell avait-il reçu ? Rétrospectivement, on frissonne devant cette perspective. Mieux vaut faire confiance à Blair et à ses successeurs, jusqu’à Keir Starmer, pour nous mener vers une ère plus sûre, plus pure.
Certaines époques révolutionnaires sont nourries par l’illusion du changement. Comme Alexis de Tocqueville l’avait vu, les architectes de la Révolution française – les hommes de 1789 – s’étaient appuyés sur l’outil puissant d’un État centralisé et la liberté d’action rendue possible par une société civile vidée de sa substance, toutes deux des créations de l’ancien régime. Par contraste, l’époque du postlibéralisme réellement existant repose sur l’illusion de la continuité. Ses architectes, les hommes de 1989, sont arrivés à des positions de pouvoir et d’influence juste au moment où la Guerre froide se terminait. Ils savaient très peu de choses sur la guerre elle-même et presque rien de ses origines. Mais ils justifiaient leurs projets géopolitiques ambitieux en traçant une longue ligne de continuité remontant loin dans le passé qui englobait la Guerre froide et remontait jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les victoires de l’Occident sur le communisme, le fascisme et le racisme pouvaient être rejouées de plus en plus loin, isolant et détruisant les “États arriérés” et les “acteurs voyous”. Dans ces termes, les hommes de 1989 imaginaient qu’ils étaient la prochaine génération de défenseurs d’une tradition libérale permanente. Mais leurs actions indiquent le contraire. Leur vision substantielle du bien n’a pas seulement rencontré des limites dures ces dernières années. Elle a dévoré le libéralisme. Les hommes de 1989 ont reconfiguré tout le système international loin des principes libéraux qu’ils se donnaient l’air de chérir. En temps voulu, la sphère domestique elle-même devait être soumise à ce nouvel ordre.
Le drame central des trois dernières décennies a été la fusion de l’État et de la société. Les hommes de 1989 ont inauguré le postlibéralisme réellement existant, une société dans laquelle le pouvoir étatique, le pouvoir culturel et le pouvoir économique sont mobilisés conjointement afin de renforcer la sécurité du régime et punir les impurs. 1989 ne signifiait pas le triomphe du libéralisme mais sa chute. Cependant, beaucoup refusent de reconnaître – ou ne peuvent pas reconnaître – à quel point l’Occident a profondément changé. Nous comme condamnés à vivre dans le monde dans lequel nous vivons, à le voir avec précision, et à le pousser dans une meilleure direction.



