Qui occupe le lieu vide du pouvoir à Washington?
Le complexe militaro-industriel? Ou quelque chose de plus sinistre? Par N.S. Lyons
Dessin de Victor Hugo pour illustrer La Légende des siècles
Traduction de l'essai de N.S. Lyons, The Military-Industrial Complex Doesn’t Run Washington
L’essai qui suit est une traduction d’un texte de N.S. Lyons, que l’auteur m’a généreusement autorisé à traduire et à publier.
N.S. Lyons est l’auteur de The Upheaval, [Le grand renversement] hébergée sur la même plateforme que les Chroniques Egrégoriennes. Se présentant comme “un simple auteur labourant le jour au sein du blob et chroniquant notre irréalité commune la nuit », N.S. écrit sous un nom de plume pour éviter d’attirer sur lui l’œil de Sauron.
La publication de ce remarquable essai, dans lequel j’ai puisé l’inspiration du titre de la présente publication, me donne l’occasion d’exprimer toute ma gratitude envers N.S. Lyons. N.S. m’a en effet fait l’honneur de publier dans The Upheaval un de mes essais sur la France après les étranges élections législatives de juin 2022. Profitant de l’occasion d’une publication sur l’un des médias indépendants les plus populaires dans le monde anglophone, j’ai lancé mon Substack en langue anglaise Limits and Hope, dans lequel j’écris principalement sur l’Europe à destination d’un public essentiellement américain.
Acclamé par des chroniqueurs exceptionnels de notre effondrement civilisationnel comme Paul Kingsnorth ou Mary Harrington, The Upheaval est une publication sans égale pour comprendre en profondeur la nature des pouvoirs américain et chinois et la bataille engagée contre les termes de l’existence. Grand amateur d’auteurs aussi importants que C.S. Lewis, J.R.R. Tolkien, Christopher Lasch ou le déjà cité Paul Kingsnorth, C.S. a publié en un peu plus d’un an nombre d’essais qui feront date.
C’est donc un très grand honneur pour moi de publier ce texte exceptionnel en inauguration des chroniques égrégoriennes.
Il y a peu, Glenn Greenwald a écrit un essai plein d’exaspération qui vaut la peine qu’on s’y attarde [i]. Prenant pour point de départ l’« énorme » budget de la défense de 858 milliards USD récemment adopté par le Congrès américain, incluant une tranche additionnelle de 44 milliards USD pour l’Ukraine, Greenwald soutenait que la seule certitude que nous puissions avoir est que « le budget fédéral des dépenses militaires et des agences de renseignement ne peut qu’augmenter d’année en année, peu importe le contexte. »
Cet essai mérite quelques réflexions. Expliquer, comme le fait Greenwald, l’augmentation perpétuelle du budget de la défense comme un fait accompli (ce qu’elle est), et le caractère belliqueux de la politique étrangère américaine en général, par les circuits de corruption, d’enrichissement réciproque et la collusion entre l’industrie de la défense, l’armée et nos politiciens, est une opinion répandue. Les termes de l’échange sont bien connus : les gros contractants du Pentagone (les corrupteurs) graissent la patte des politiciens au moyen de larges donations à leurs coffres de campagne, et celle des généraux et autres représentants du gouvernement par le truchement d’emplois lucratifs et de sièges dans des conseils d’administration. En retour, les corrompus font abonder massivement de l’argent du contribuable dans des commandes de nouveaux armements auprès des marchands d’armes. C’est ainsi que Greenwald explique l’« influence démesurée » sur la vie publique du « complexe militaro-industriel » contre laquelle le Président Eisenhower nous avait mis en garde dans son célèbre discours d’adieu, il y a soixante-deux ans.
Il convient cependant de préciser qu’Eisenhower envisageait un bien plus grand péril: celui de l’essor d’un vaste Etat technocratique et administratif non élu et échappant à tout contrôle populaire, qui a connu une expansion spectaculaire dans le sillage de la révolution technologique/managériale produite par la seconde guerre mondiale. Ce nouveau développement exposait au « danger que la politique publique devienne l’otage d’une élite techno-scientifique. » Selon Eisenhower cette transformation de la gouvernance républicaine américaine, dont le complexe militaro-industriel n’était que la façade, constituait une menace « économique, politique et même spirituelle, » risquant de bouleverser « la structure même de notre société. » Mais je laisserai pour l’instant de côté cette remarque, dans la mesure où le « complexe militaro-industriel » est la phrase qui a marqué la mémoire collective, ainsi que l’interprétation plus étroite et communément admise selon laquelle Eisenhower nous mettait en garde contre le phénomène que Greenwald dénonce.
Comme indiqué précédemment, cette analyse du complexe militaro-industriel – une analyse très partagée sur le mode opératoire de la politique à Washington en général – est essentiellement complotiste. Selon cette thèse, le mécanisme principal est que des individus, ou des groupes d’individus tirent cyniquement les ficelles du fonctionnement de l’État pour assouvir des désirs d’enrichissement matériel. Ainsi, Washington devient, comme l’écrit Greenwald, une « machine de guerre aux multiples tentacules » : « quoiqu’il arrive dans le monde, ils trouvent toujours – ou fabriquent de toutes pièces – de bonnes raisons pour justifier l’augmentation perpétuelle des budgets militaires, indépendamment de leur caractère d’ores et déjà démesuré. » [Italiques ajoutés].
Nommons cette analyse de la façon dont Washington fonctionne (ou dysfonctionne) le modèle de la conjuration corrompue. Il est diablement convaincant, car il va dans le sens de l’anthropologie pessimiste selon laquelle les individus sont naturellement faillibles et intéressés, et partant corruptibles. En appliquant la maxime de Lénine – « A qui profite le crime ? », on identifie facilement les protagonistes (« eux ») et leurs motivations. Combinons celles-ci avec les moyens et les occasions produites par le système de collusion, agitons, et nous obtenons une explication directe et simple de toutes les politiques menées par Washington, ainsi réduit à un jeu de dupes emmené par une meute de psychopathes vénaux. Comme Greenwald le fait remarquer avec exaspération et stupeur, c’était traditionnellement la façon dont la gauche critiquait le pouvoir du gouvernement et des grandes entreprises, mais à la suite du Grand Réalignement Politique, la corruption endémique de la capitale des États Unis est maintenant un des thèmes de prédilection des désabusés à droite[ii].
En formulant ce modèle, je me rappelle combien, lorsque j’étais plus jeune — et de gauche — j’ai pu moi aussi succomber à sa force persuasive, tout au moins implicitement. Comme je l’ai relevé précédemment, il s’avère très convaincant, et il a le mérite de la simplicité. Il s’agit aussi d’une théorie subtilement idéaliste et optimiste : sans tous ces mauvais coucheurs égoïstes qui abusent du système, les institutions américaines fonctionneraient en parfaite conformité avec les finalités pour lesquelles elles ont été conçues, etc. Le seul problème est qu’après avoir passé suffisamment de temps à Washington, je ne pouvais qu’invalider cette explication comme ne correspondant pas à la réalité. Ce que j’ai pu observer pendant toutes ces années est que le Marais [The Swamp, NDT, la façon dont Washington est décrite comme un repaire de corrompus par ses détracteurs, dont Donald Trump] est habité presque entièrement, non par des cyniques, mais par des dévots.
Dès lors, la question devient : en quoi ces dévots croient-ils ? Y Répondre nécessite un argumentaire plus élaboré, expliquant comment la cité impériale prend des décisions – et pourquoi l’acquisition de titres de Lockheed Martin demeure un bon placement[iii].
Tout d’abord, je commencerai par faire une concession au modèle de la conjuration corrompue. Indéniablement, Washington est un nid de lobbyistes, de politiciens corrompus, d’opérateurs cyniques, et d’arrivistes prêts à tout. C’est un foyer d’abjection et un tas de fumier. Mais ce n’est pas la vilénie de ces acteurs qui fait que l’endroit fonctionne ainsi. En fait, tous ces mauvais coucheurs se conforment de façon parasitaire à la façon dont le lieu fonctionne.
A vrai dire, le problème est que personne n’opère véritablement selon le modèle de la conjuration des corrompus. Les personnes aux manettes ne se réveillent pas le matin en se disant : « Tiens, je vais militer pour une politique étrangère de faucon et pour un interventionnisme militaire frénétique afin que les guerres qui résulteront de mon action favorisent l’industrie de l’armement et fassent de moi et de mes amis des hommes riches… » Même les individus siégeant au conseil d’administration des marchands d’armes ne pensent pas ça. Non, en toute honnêteté, la réalité est beaucoup plus dérangeante.
En fait, ce qui règne à Washington est un esprit. Ou un grand récit. Essayons d’expliquer en quoi il consiste.
Il existe un important proverbe washingtonien qui dit : « la branche sur laquelle vous êtes assis détermine ce que vous soutenez » [« Where you sit is where you stand. »][iv] Cela signifie que les intérêts des individus sont déterminés par la position qu’ils occupent à l’intérieur des bureaucraties et dans leurs rapports entre elles. Quelles que soient leurs motivations lorsqu’ils viennent grossir les rangs des bureaucraties, les individus qui les intègrent finissent toujours par soutenir tout ce qui avantage le corps qu’ils ont rejoint. Même une personne nommée par le Président pour récurer les écuries d’Augias finit toujours par prendre le parti de la force d’inertie de la bureaucratie qu’il dirige, par être coopté par elle. Y compris les individus capables de mauvais esprit qui réalisent que « la bureaucratie grossit pour satisfaire les besoins de la bureaucratie en expansion. », selon le mot célèbre d’Oscar Wilde, finissent par ne plus rien désirer d’autre que de contribuer à son expansion. Leurs propres intérêts et motivations sont très vite subsumés par ceux de la bureaucratie et ses appâts.
Comment ce phénomène se produit-il ? Et qu’est-ce, au juste, qu’une bureaucratie ? Comment se fait-il, comme le décrie le critique Brooks Atkinson, que les bureaucraties soient des organisations « ayant pour but de gérer la chose publique », mais qu’en réalité, « dès qu’[elles] sont établies, elles développement une vie spirituelle autonome et finissent par percevoir le public qu’elles sont chargées de servir comme un ennemi ? »
Puisqu’il était question plus haut de vie spirituelle, Il se trouve que les coins les plus intéressants de l’internet ont récemment ramené à la vie le vieux terme occulte d’« égrégore». Un égrégore est un type de démon ou un esprit convoqué ou qui se manifeste par inadvertance dans les pensées collectives d’un groupe de personnes, dès lors qu’elles sont réunies en nombre suffisant. L’égrégore opère par la possession des esprits, et fonctionne comme une sorte d’essaim de consciences. Les membres du groupe possédé par l’égrégore se comportent en son sein d’une façon qui leur aurait été inconcevable individuellement. Le cas échéant, après la dissolution du groupe sous l’emprise de l’égrégore, les individus, ramenés à leur subjectivité individuelle, expriment une certaine confusion au sujet de leurs actions, ou même prétendent que quelqu’un d’autres agissait à leur place. Les phénomènes d’hystérie collective observés dans des mouvements de foule ou des émeutes et la fameuse « folie des foules » sont des exemples devenus classiques de ce genre de possession. Dans le passé, des observateurs de ces phénomènes, – et non des moindres comme Dostoïevski dans son roman Les démons (aussi traduits par Les possédés) – ont employé une terminologie voisine pour caractériser et expliquer dans leur totalité des idéologies ou mouvements politiques.
Le terme d’égrégore est aujourd’hui employé, plus ou moins métaphoriquement, afin de décrire les phénomènes de meutes ou les comportements bizarres observés chez les individus lorsqu’ils sont connectés à l’internet ou interagissent sur les réseaux sociaux. Il est aussi employé pour décrire les passions soudaines et dévorantes auxquelles succombent de plus en plus régulièrement des nations entières à la suite d’évènements ou de crises. Des passions qui disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues, de façon inexpliquée, et sont vite remplacées par de nouveaux phénomènes d’hystérie collective (ces phénomènes sont désignés, aux Etats Unis, par l’expression The Current Thing, la passion du moment, dont Elon Musk a fait un meme [NDT]).
Sur ces bases, essayons de décrire les bureaucraties comme des égrégores, absorbant les volontés des individus qui les composent au sein d’une volonté collective qui devient plus que la somme de ses composantes, et poursuit ensuite une « vie spirituelle autonome. »
Mais auparavant, approchons tout ceci sous un autre angle.
Personne ne veut mener une vie dénuée de sens. Les humains sont des créatures en recherche de sens, qui approchent et comprennent le monde au travers des récits qu’ils se racontent. S’ils ne parviennent pas à trouver un sens dans leur vie quotidienne, ils s’inventent un cadre de récit dans lequel ils peuvent s’intégrer, qui confère à leur existence une signification plus profonde. Même un conte macabre est préférable à un récit conventionnel, dans la mesure où tout le monde aspire à être le héros de sa propre histoire, dont il fait l’élément central de la construction de son identité. Et personne n’aspire à une identité caractérisée par l’ennui (même les bureaucrates).
Certes, un nombre infime d’individus exceptionnels parviennent à se constituer leur propre récit et à s’y conformer tant bien que mal, menant leur existence dans une réalité dramatique parallèle et auto-référentielle (le cas échéant, ils parviennent à y attraire quelques âmes en peine). Mais pour le commun des mortels, il est beaucoup plus facile et plus rassurant de se rattacher à un récit collectif existant. Plus ce récit est populaire ou prestigieux, mieux c’est – et plus il devient difficile d’y renoncer, de s’inscrire en dissidence vis-à-vis de lui, ou de le déserter. Ces récits fonctionnent comme des égrégores. Le Current Thing est aussi un récit collectif.
Ramené à notre objet d’étude, Washington, le récit collectif que les membres de l’establishment washingtonien se racontent saute très vite aux yeux lorsqu’on discute avec eux.
Personne, en leur sein, n’admettrait de son plein gré être un cynique corrompu ou un zélote entièrement dévoué à la cause d’une idéologie. Universellement, les créatures peuplant Washington n’aspirent qu’à apparaître comme des modérés, des prudents, de sages « serviteurs de l’État » qui savent ce qui est bon pour le grand nombre. Prosaïques, et empreints d’une sagesse cosmopolite, ils se posent – à l’image des grands « sages » de la Guerre Froide – comme les gardiens des intérêts et des valeurs de l’Amérique. Les élites washingtoniennes sont soit des experts, soit des gens suffisamment sages pour en consulter et savoir apprécier leurs opinions à leur juste valeur. Ils sont des centristes toujours en recherche de modération, qui doivent naviguer selon un cap pragmatique, entre l’idéalisme naïf de la gauche de la gauche et le chauvinisme de la droite populiste. Ils savent mettre de côté les querelles partisanes de la politique nationale pour garantir la sécurité nationale.
Bien entendu, ce pragmatisme n’est pas exclusif d’une quête d’exemplarité morale. Le washingtonien accompli est la représentation concrète des idéaux américains les plus élevés. Il est la vitrine de ce qui rend vraiment l’Amérique grande dans le temps et l’espace, qu’il s’agisse de la démocratie libérale, de l’égalité et des droits de l’Homme, du pluralisme et de la diversité, du progrès scientifique ou de la liberté économique. Quelle que soit la tonalité partisane dans laquelle ces valeurs sont claironnées, c’est le pouvoir américain qui rend leur survie et leur reproduction possible. En protégeant l’ordre global de la Pax Americana contre toutes menaces, étrangères ou domestiques, les élites washingtoniennes œuvrent à la construction d’un monde fertile pour les idéaux américains. En fait, ces gardiens sont le rempart de la civilisation au sens large, brandissant comme un étendard la Vérité Impériale pour dompter la sauvagerie barbare partout où elle montre sa face hideuse, que ce soit en Afghanistan ou en Alabama. Un bref moment d’inattention, et la jungle repousse ! Comme l’énonçait une publicité de recrutement pour la Marine, le pouvoir américain est une « force globale du Bien ». Par conséquent, le pouvoir américain mérite d’être un pouvoir universel. Il ne s’agit pas tant d’un objectif d’intérêt national que d’un impératif cosmique.
Le pouvoir américain est juste parce qu’il est du bon côté de l’Histoire, qui le lui rend bien en faisant que l’Amérique soit si puissante. Et puisque ce pouvoir est juste et bon, il doit être exercé. A vrai dire, il serait immoral de ne pas en user. « Quelle est l’utilité de disposer d’une superbe armée si c’est pour ne pas s’en servir ? » avait asséné, comme le rappelle Greenwald, la première femme à avoir occupé le poste de secrétaire d’Etat, Madeleine Albright, à Colin Powell [alors chef d’État des armées NdT] dans la décennie 1990, lorsqu’elle projetait de bombarder quelques hurluberlus dans les Balkans au nom de l’internationalisme libéral[v]. Rien de plus rationnel en effet. User d’un pouvoir juste pour refaire le monde à notre image aurait par définition pour effet de rendre le monde meilleur. Participer au pouvoir américain équivaut, en définitive, à contribuer à la réalisation du bien. Ainsi, projeter le pouvoir américain est à la fois le chemin le plus pragmatique et le plus idéaliste vers le bien. Y compris pour un « citoyen du monde » avéré. L’objectif transcendantal de projeter le pouvoir ne souffre aucune objection et justifie que l’on puisse se dispenser temporairement d’honorer des idéaux avec lesquels on estimait qu’on ne pouvait transiger [comme les libertés fondamentales NdT].
Nommons « Consensus » ce récit qui a été la trame dominante à Washington depuis au moins la fin de la Guerre froide. Peut-être tout ou partie du Consensus comporte-il une part de vérité. Ou peut-être s’agit-il d’une complète supercherie. Peu importe ; là n’est pas la question. Ce qui est important est que ceux qui abondent dans le sens du Consensus sont habilités à se penser comme des êtres supérieurs, menant des existences remplies de sens. Et leurs pairs pensent la même chose.
Une expression que l’on entend tôt ou tard à Washington est celle de « personne de confiance» (serious person)[vi]. Répondant à la demande de rencontre quelqu’un (un journaliste, une potentielle recrue), le VIP washingtonien commence par demander à son personnel « S’agit-il d’une personne de confiance ? » Mais quel est le critère de qualification d’une personne de confiance ? Elle est, naturellement, un agent zélé d’application du Consensus. Parce qu’il est lui-même dévoué corps et âme au Consensus, le VIP washingtonien de cet exemple est l’archétype de la personne de confiance (sobre, morale, éduquée, digne de confiance, aristocratique), peu importe qu’il passe au moins trois heures par jour sur Twitter dans de furieuses diatribes ou à régler des disputes mesquines et très publiques, posant des doutes sur sa bonne santé mentale. Demander si quelqu’un est une personne de confiance est la version séculière de la question posée au sein d’anciennes communautés chrétiennes lorsqu’un nouvel arrivant se présentait: est-il un craignant dieu ? Oui, lui répondent ses subalternes, ajoutant : « et il est diplômé de Yale.» « Parfait, dans ce cas, confions-lui la direction des affaires stratégiques. », répond alors le VIP washingtonien avec assurance.
La rumeur qu’une nouvelle accointance est une personne de confiance est grandement rassurante, car elle signifie qu’elle n’est pas un cinglé (wingnut). Le cinglé est un excentrique insociable, qui vit en-dehors du Consensus. Dès lors, il est l’exact opposé d’une personne de confiance. Le cinglé se distingue par ses propositions dénuées de tout sérieux, comme celle de revoir à la baisse le budget de la défense, de contenir l’État policier, ou d’émettre des doutes sur les exigences de Tontons Macoutes de la bureaucratie de la santé publique. Les cinglés sont manifestement dérangés, ou sans doute des agents de pouvoirs étrangers. Par exemple, Glenn Greenwald est un cinglé par excellence. Personne ne veut être associé avec un cinglé, car cela nuit à votre réputation de personne de confiance. Et après vous ne serez plus jamais invité à venir vous pavaner à des conférences très select à Aspen. Il est donc préférable de se tenir à l’écart de ces individus, ou de prétendre qu’ils n’existent pas. Ce qui explique probablement pourquoi plus un think tank spécialisé en politique étrangère a son siège à proximité géographique du Capitole, plus il prêche un internationalisme militant. Ces think tanks font partie des institutions de confiance, en mesure de courtiser des financements sérieux afin de se payer de l’immobilier de prestige ; les autres languissent littéralement dans les limbes du pouvoir.
Nous parvenons au cœur de notre énigme : comment se fait-il qu’il ne se trouve personne, au sein du Blob[vii] washingtonien, pour aller à l’encontre de l’augmentation automatique et continue du budget de la défense, ou pour s’opposer à une intervention militaire à l’étranger, ou pour mettre un frein à l’expansion continue de l’Etat sécuritaire ? Dans la très grande majorité des cas, ce n’est pas parce que les membres du Blob reçoivent des pots de vin d’un marchand d’armes. C’est tout simplement parce ce qui leur importe est avant tout de peaufiner leur image de personne de confiance. Et à cette fin, ils doivent impérativement accepter les termes et les pratiques du Consensus.
Le cas échéant, la personne de confiance peut éprouver quelques réserves, mais elle se conforme de toute façon à la bonne parole parce que c’est le chemin du moindre effort. Le plus souvent, elle abonde sans réserve dans le sens du Consensus. A titre d’exemple, je me rappelle d’une conversation avec un ancien général et directeur de la CIA qui me confiait, sérieux comme un pape, que les Etats Unis devaient remplir chaque « espace vacant de pouvoir » sur Terre – chaque zone de conflit, qu’ils devaient contrôler chaque « État voyou », occuper chaque espace de sable suffisamment large pour qu’un terroriste de Daech puisse se faire une omelette sur le capot d’un pickup Toyota… Personne ne le rémunérait pour proférer une telle énormité (pas encore) ; il exprimait une pure conviction idéaliste. Et il existe un nombre incalculable d’individus bien moins capés que lui qui travaillent quotidiennement au renforcement du Consensus. Washington est rempli de légions d’employés d’organisations à but non lucratif, d’une armée de subalternes qui débitent dans l’allégresse une quantité industrielle de notes, de debriefs, de rapports, de tribunes, et de projets de lois (en passant, tous les projets de lois sont écrits par des personnes de moins de trente-cinq ans qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils font). Le complexe militaro-industriel n’a pas à graisser la patte de tous ces gens. Ils ne font que s’appliquer studieusement à cultiver leur image de personne de confiance.
Comparées au pouvoir, au prestige, et au confort psychologique que confère le sentiment de faire partie de la classe dirigeante et de bien penser, toutes les compensations financières sont accessoires. Cela ne signifie pas pour autant que des récompenses financières significatives n’affluent pas en direction de personnalités importantes. Pour un outsider, ces rémunérations ressemblent à de la corruption. Mais pour le « serviteur de l’Etat » opérant au sein du Blob, elles ne recèlent pas la moindre trace d’une contrepartie illicite. Vu de l’intérieur, ces contreparties ne sont que la récompense équitable de l’accomplissement du devoir au service de l’État et de la nation. Percevoir des jetons de présence pour siéger au conseil d’administration de Raytheon et faire du lobbying pour une défense nationale forte sont la définition même du service de l’État. Etre rémunéré par CNN pour apparaître à l’écran et traiter tout esprit sceptique de danger contre notre Démocratie est l’essence même du service public. Travailler pour Twitter afin d’aider l’Etat sécuritaire à censurer plus aisément des « désinformations dommageables » est un service public. Promouvoir le Consensus est, après tout, l’expression du service du bien commun, et partant l’image d’une sérieuse et saine « coopération entre le public et le privé ». Ce complexe est complètement insensible à toute accusation de corruption ou d’hypocrisie, parce que, quand on est à l’intérieur, de telles accusations résonnent comme les vociférations délirantes, immorales et malintentionnées d’un cinglé anti-américain.
Le pouvoir s’auto-justifie. Il est commode que le récit que la classe dirigeante raconte – à d’autres, mais surtout celui qu’elle se raconte – intègre et soit aligné sur ses intérêts matériels. Mais ces intérêts sont secondaires par rapport au pouvoir du récit. Et le récit sert le pouvoir. Lorsqu’un cinglé se dévoile, c’est parce que, d’une certaine façon, il a résisté à l’exercice sans restriction du pouvoir, parce qu’il a craché dans la soupe. Cet acte de traitrise doit être traité non par l’admiration d’une vertu, mais par la sidération et le soupçon. Ainsi va le récit : le pouvoir fait le bien et rend le monde meilleur ; par conséquent, en s’opposant au pouvoir, le sceptique prend position contre le bien. Il a osé défier la validité du récit, le cas échéant en proposant un récit alternatif comme « vivre et laisser mourir » qui est entièrement antithétique au récit. Ce faisant, il menace tout l’édifice ; pas seulement les intérêts matériels, mais tout l’ordre cosmique et la direction des choses. Au sens premier, le cinglé n’est pas seulement insociable ; il est un impie.
Ce serait tentant de nommer ce phénomène capture idéologique, mais j’estime que ce terme est beaucoup trop faible pour caractériser la situation. Le Consensus n’est pas une idéologie construite sur des doctrines claires et cohérentes. Et il est extrêmement flexible et adaptable, incorporant en souplesse de nouvelles menaces et de nouvelles lacunes à remplir (ce qui explique pourquoi la « diversité, l’équité et l’inclusion » sont maintenant régulièrement énoncées comme des priorités absolues de politique étrangère, ce qui était inévitable). Au lieu de cela, le Consensus travaille de façon plus lâche, subconsciemment, à façonner ce que les individus et les institutions doivent considérer comme une valeur et à ce que leurs croyances soient bonnes, normales et justes. C’est plus fondamentalement un récit profond sur le monde et la façon dont il va, ou un esprit qui anime les sujets sans leur compréhension du comment et du pourquoi, ou même de la conscience que le récit existe.
C’est ce qui explique pourquoi – pour revenir aux égrégores – je pense qu’il est nécessaire d’introduire un nouvel élément dans la réflexion afin d’expliquer pleinement ce qui meut Washington.
Tout le monde et tout ordre a besoin d’une hiérarchie de valeurs pour fonctionner. A défaut, nous nous trouvons devant un système sans telos – sans but, sans motivation, ou guide pour l’action. Certaines choses doivent être considérées comme ayant une valeur supérieure à d’autres. Et au sommet de la pyramide des valeurs ou principes, doit figurer une valeur ou un principe plus élevé, dont tout le reste découle. Les bureaucraties, qui sont elles-mêmes pyramidales, subsument les valeurs et les objectifs des individus en elles-mêmes. Les individus honorent la hiérarchie et le telos imposés d’en-haut par la bureaucratie. Cela explique pourquoi la bureaucratie semble coopter les individus qui la compose et mener une vie autonome. Mais de nombreuses bureaucraties prises isolément, comme le Département d’Etat et le Département de la Défense, existent côté à côte et simultanément. Et, au moins théoriquement, elles font toutes partie du même gouvernement et sont du même bord. Existe-t-il quelque chose qui les unifie en termes de direction, d’orientation ? Naturellement, on pense alors à une pyramide de valeurs plus élevées. Qu’est-ce que le Consensus ? C’est un égrégore d’égrégores.
Mais est-ce que le Consensus n’existe pas aussi comme une partie d’un autre égrégore, un autre récit plus élevé – un récit transcendantal ? Peut-être. Paul Kingsnorth a, à mon avis avec beaucoup de justesse, décrit cet Être suprême, au sommet de notre inconscient collectif occidental, comme un « trône vide » sur lequel Dieu siégeait autrefois.
Chaque culture, qu’elle y croit ou non, est construite autour d’un ordre sacré. Bien sûr, cet ordre ne doit pas, dans l’absolu, être un ordre chrétien. Ce peut être un ordre musulman, hindou, ou taoïste. Il peut être fondé sur la vénération des ancêtres ou sur le culte d’Odin. Mais il existe un trône au cœur de chaque culture, et quiconque est assis dessus disposera de la force à la source de laquelle tous les ordres découlent.
Cependant, « l’expérience moderne » consiste dans l’acte de « détrôner à la fois les souverains humains au sens propre et les représentants de l’ordre sacré, et de les remplacer par des notions purement humaines et abstraites : ‘le peuple’, ou ‘la liberté’, ‘la démocratie’, ou encore ‘le progrès’ ». Mais une valeur sacrée doit absolument siéger au-dessus de toutes les autres et, « lorsqu’une culture tue son souverain, le trône demeure vacant pendant longtemps. »
Qui ou quoi siège aujourd’hui sur ce trône vide, s’il n’est demeuré vacant? Kingsnorth suggère que c’est « l’argent ». Je ne le pense pas. Comme je l’ai écrit précédemment, je pense qu’il s’agit de quelque chose de plus fondamental. Je crois que l’esprit qui siège sur le trône est celui de la « maitrise rationnelle » infinie – ce qui signifie le pouvoir en lui-même. Le pouvoir de faire toutes bonnes choses, du confort matériel à l’égalité, sans limite et sans entrave ; le pouvoir sur tous les maux, toutes les souffrances et tous les dangers ; le pouvoir sur la nature humaine ; le pouvoir d’éliminer toute friction entre la volonté et le monde. L’occupant du trône est le désir de disposer du pouvoir de dépasser toute résistance et de réaliser le paradis ici-bas, aussi vite que possible, par tout moyen.
On comprend dès lors que les efforts de ces pauvres âmes qui passent leurs journées à essayer de raisonner Washington et de convaincre le Blob d’adopter telle ou telle politique faite de « réalisme et de mesure » demeureront vains. Comment pourrait-il en être autrement, puisque Washington est tout entier engagé dans une guerre sainte contre les termes de l’existence ?
Il se pourrait qu’à un certain point dans le passé, lorsque siégeait un occupant légitime sur le trône, les égrégores institutionnels américains aient participé d’une certaine façon à la construction d’un récit commun plus élevé, qui transcendait tous les bas intérêts et les appétits et ait pu les mouvoir en vertu d’un telos orienté vers un bien suprême fondamentalement bon. Peut-être était-ce Dieu ? Peut-être était-ce l’idée américaine, ou l’idéal républicain. Quoique ce telos ait pu être, il se peut que son existence ait eu la capacité de limiter et canaliser leur soif de pouvoir. Mais si la valeur fondamentale du pouvoir a maintenant été élevée au rang de sa propre finalité, le pouvoir ne peut plus avoir de limite interne, et sa quête n’a plus de fin. Il n’existe plus aucun frein moral sur le train lancé à grande vitesse de l’Etat.
S’il est ainsi, c’est peu de dire que tout l’argent du complexe militaro-industriel ne règne pas à Washington. Et d’ailleurs, si le complexe militaro-industriel n’existait pas, il faudrait l’inventer immédiatement, afin de lui donner tout notre argent.
[i] Glenn Greenwald est un journaliste américain indépendant vivant au Brésil, qui s’est illustré notamment lorsqu’il a été choisi par Edward Snowden pour traiter ses révélations dans le Guardian. Co-fondateur du média d’information en ligne The Intercept, en raison de ses positions trop critiques vis-à-vis de la branche démocrate du parti unique américain, Glenn Greenwald est l’auteur et l’animateur du blog Glenn Greenwald, sur la plateforme Substack.
[ii] Note du traducteur. Ce texte est extrait du blog The Upheaval, qui signifie le grand renversement. Le grand réalignement politique auquel N.S. Lyons fait ici référence est l’abandon par la gauche de ses grands thèmes de prédilection : pacifisme, méfiance vis-à-vis de la collusion entre gouvernement et grandes entreprises, anticapitalisme, etc. laissés en jachère et récupéré par une partie de la droite, mais certainement pas son establishment. Le meilleur résumé de cet aggiornamento idéologique est donné par Mary Harrington, lorsqu’elle écrit que la gauche a entièrement expulsé l'anticapitalisme et la critique de la technologie de ses préoccupations pour se convertir au scientisme le plus abscond, au prométhéisme technologique et au capitalisme woke transgressif comme les plus sûrs moyens de réaliser sa vision de l'utopie. V. Mary Harrington, Why the Left Eats Junk.
[iii] Ceci n’est pas un conseil de placement professionnel. Faites vos propres recherches sur les motivations des créatures belliqueuses qui habitent le marais avant de faire des décisions en matière d’investissement.
[iv] Ce proverbe est connu comme “la loi de Miles,” du nom de Rufus Miles, Jr., un haut fonctionnaire de l’administration Truman.
[v] “J’ai failli avoir une rupture d’anévrisme” se rappelait Colin Powell dans ses mémoires.
[vi] Le terme varie.
[vii] Le Blob est le nom donné à l’establishment de politique étrangère à Washington. Le terme a été employé par Obama lui-même lorsqu’il est entré en fonction.