Préparez-vous a la déferlante des « Disinformation Studies »
Ou la guerre sans merci contre la vie ordinaire
Les Twitter Files sont sur le point de prendre un tour particulièrement intéressant. Le chef d’orchestre Matt Taibbi vient de publier sur son Substack Racket News un appel à candidatures pour des journalistes freelance afin d’établir une « cartographie d’une nouveau pan de l’appareil de propagande du gouvernement américain qui devient visible grâce aux Twitter Files. »
Voici, en plus amples détails, comment Taibbi explique cette nouvelle direction :
La censure pratiquée depuis le cœur de l’Etat est effrayante, mais les activités les plus dérangeantes que nous observons de l’intérieur de sociétés comme Twitter impliquent ce que je nommerai des opérations « offensives » en matière d’information. Il s’agit de types d’éléments de langage officiels agressifs pratiqués par tous gouvernements mais qui sont censés être restreints par le droit aux Etats Unis.
Pendant des décennies, notre gouvernement s’est conformé, du moins en apparence, à des législations comme le Smith-Mundt Act, qui interdisent d’appliquer à la population américaine des propagandes officielles « conçues pour des publics étrangers. » Cependant, le gouvernement s’en est complètement affranchi au cours des dernières années.
Dans un temps remarquablement court depuis la fin de la présidence Obama, le gouvernement américain a financé un réseau élaboré d’ONG et de think tanks dont les chercheurs prétendent être des « experts en désinformation » indépendants. Ceux-ci présentent leur posture comme étant défensive. Ils ne feraient que « traquer » ou « réfuter » de la désinformation provenant de sources étrangères, mais en réalité, ils exercent une pression très agressive sur des médias d’information ou des plateformes comme Twitter, et sont très souvent eux-mêmes à l’origine des informations à l’origine des demandes de censure, et/ou en sont les autorités de référence.
Il résulte de ces pratiques une censure effrénée et/ou des montagnes de propagande d’Etat (le plus souvent trompeuses) sur des activités domestiques légitimes. Dans les Twitter Files, nous avons exhumé des correspondances entre des agences gouvernementales et des entités effectuant des recherches subventionnées par le gouvernement décrivant toutes sortes d’expression, allant du soutien au mouvement en faveur d’une Palestine libre à l’opposition aux passeports vaccinaux comme de la propagande étrangère illicite. Certains ce ces messages émanant de l’Etat dégénèrent en campagnes directes de dénigrement, à l’image des efforts visant à dénoncer le hashtag organique #WalkAway comme étant le produit d’une « opération psychologique » russe. L’affaire Hamilton 68 (sur laquelle de nouvelles révélations sont sur le point de sortir) participe de cette dynamique.
Il est ironique que le champ entier des « études de désinformation » (“disinformation studies”) prenne la forme d’opérations inorganiques d’astroturfing. (NdT : Le terme "astroturfing" désigne, aux États-Unis, une technique de propagande utilisée à des fins publicitaires, ou politiques, ou encore dans les campagnes de relations publiques, ayant pour but de donner l'impression d'un comportement spontané ou d'une opinion populaire, alors qu'il n'en est rien.) Les « labos » de désinformation se présentent comme des ressources indépendantes, objectives et politiquement neutres, mais dans un nombre choquant de cas, leurs financements proviennent au moins en partie d’agences gouvernementales comme le Département de la Défense. Loin d’être neutres, ces laboratoires ont le plus souvent le mandat non équivoque de conjurer des menaces étrangères et intérieures tout en préconisant des mesures de censure digitale, de deplatforming, et toutes autres formes de contrôle de l’information.
Pire, des messages provenant de ces institutions sont répétés plus ou moins automatiquement par la presse des groupes oligarchiques, qui a décidé que plutôt qu’un réseau de journaux et de chaînes de télévision d’opinion indépendants, ce dont le pays a besoin est une géante « Voix de l’Amérique » bêlant sans relâche au sujet de « menaces contre la démocratie. » Je suis parvenu à la conclusion qu’une grande partie des journalistes ne savent pas que leurs sources sont financées par le gouvernement, ou qu’ils répètent des messages du gouvernement non pas occasionnellement, mais tout le temps. Ceux qui ne connaissent pas cette vérité doivent l’entendre, et ceux qui savaient depuis le début doivent être exposés. Le projet que je conduit porte sur ces deux objectifs.
Dans leur podcast hebdomadaire America This Week, Matt Taibbi et Walter Kirn ont eu une discussion passionnante sur des sujets connexes à cette nouvelle orientation des Twitter Files. Le podcast commence par une discussion concernant un rapport publié la semaine dernière par la Brookings Institution, qui occupe une place centrale dans le dispositif d’ONG et de Think Tank évoqués par Taibbi dans la longue citation précédente, ayant à charge de fonder les « Etudes de désinformation» (“Disinformation Studies”).
Intitulé Audible Recknoning, How Top Political Podcasters Spread Unsubstantiated and False Claims, et écrit par une chercheuse au titre de Senior Data Analyst – Artificial Intelligence and Emerging Technology Initiative du nom de Valerie Wirtschafter, le rapport signe une offensive du gouvernement américain par l’intermédiaire de la prétendument indépendante et désintéressée Brookings contre le dernier média échappant encore à la censure, c’est-à-dire les podcasts. Le rapport faisait d’ailleurs suite à l’annonce, sous la plume de la même Valerie Wirtschafter, en septembre 2022, du lancement d’un nouveau « tableau de bord » permettant de surveiller en temps réel « l’écosystème des podcasts politiques ».
Il est à cet égard tout à fait éclairant que le rapport commence par un compte rendu d’une discussion sur le podcast du sénateur républicain Ted Cruz et du journaliste conservateur Michael Knowles. Au cours de cet échange, Cruz fait référence, sur le ton de la plaisanterie, à son ancien adversaire démocrate, Beto O’Rourke, lors de l’élection sénatoriale de 2018 au Texas. Cruz décrit le public privilégié de O’Rourke comme étant composé principalement de reporters se conduisant « comme des groupies lors d’un concert des Rollings Stones, qui jettent leurs petites culottes aux pieds du candidat. » Et Cruz de poursuivre : « assumant qu’elles portent bien des petites culottes… Là, peut-être que je vais trop loin. » Son interlocuteur répond : « Nous sommes sur un podcast. Tu peux dire ce que tu veux. »
Réaction de Brookings, par la voix de Valerie Wirtschafter : la répartie de Knowles pointe un vide juridique qu’il faut combler sans tarder :
Depuis leur apparition, les podcasts ont généralement offert un espace où, selon les mots de Knowles, les gens peuvent « dire ce qu’ils veulent ». Un temps décrits comme un médias en état de quasi-mort cérébrale, les podcasts ont connu une croissance rapide et un afflux de revenus publicitaires spectaculaires, tout en échappant largement à la modération des contenus et à l’attention des régulateurs. Aujourd’hui, 41% des américains écoutent des podcasts au moins mensuellement, et presque un américain sur quatre écoutent des podcasts pour s’informer. Globalement, il est estimé que le médium atteindra, rien qu’aux Etats Unis, une audience de 504,9 millions d’ici 2024, générant des revenus publicitaires évalués à deux fois leur montant de 2022, passant de 2 à 4 milliards de dollars.
Le rapport prend très vite un tour effrayant et dystopique lorsque son auteur évoque la méthode de censure des propos de Ted Cruz satiriquement corrects, mais n’ayant jamais eu la prétention d’une exactitude factuelle, puisqu’il s’agissait d’un trait d’humour. Comme le titre de Senior Data Analyst — Artificial Intelligence and Emerging Technology Initiative — de la chercheuse l’indique, le Brookings Institute entend confier au « Machine Learning » et à un « natural language processing » le soin de se poser en arbitre de la vérité et censurer des propos comme ceux de Ted Cruz :
Employant un mélange de méthodes analytiques – incluant du traitement de langage courant, de l’apprentissage machine, ainsi que du classement manuel – la présente recherche fournit la première évaluation globale du rôle que jouent les podcasts politiques populaires dans la diffusion de propositions non corroborées et fausses.
Comme l’expose un Walter Kirn horrifié devant la lecture de ces lignes que l’on croirait écrites par une intelligence artificielle, les conséquences de ce projet sont proprement terrifiantes. Outre le fait que l’accroche du rapport est un propos satirique, l’obsession de traiter le « natural language » que l’on peut traduire par langage vernaculaire, ou commun, témoigne de la volonté des organes de régulation du gouvernement américain de venir censurer un médium caractérisé par le fait qu’il s’agit précisément d’enregistrement de conversations du registre de la vie quotidienne, le type même de conversations bénéficiant de la protection constitutionnelle la plus rigoureuse en application du premier amendement.
Et l’auteur de détailler encore davantage la méthode du ministère de la vérité en devenir utilisée pour détecter et signaler des « propos mensongers or non corroborés » comme la blague de Ted Cruz :
L’étape finale de la méthodologie de recherche implique une stratégie en deux temps pour identifier des propositions non corroborées ou mensongères dans des épisodes de podcasts et les classifier. Il s’agit là d’une étape particulièrement délicate compte tenu du très grand nombre de contenus de podcasts et de la nature évolutive de l’écosystème informationnel. En conséquence, la recherche de propositions spécifiques et la compréhension des intentions derrière le partage de ces propositions (entre les partages d’adhésion et ceux marquant une réfutation par exemple), pose des difficultés. Surmonter ces obstacles nécessite une variété de techniques de traitement du langage naturel afin d’identifier les parties spécifiques des épisodes correspondant à des propos non corroborés ou mensongers. Une fois ce processus automatisé effectué, au moins deux codeurs vérifient les correspondances pour évaluer si l’épisode diffusait ou réfutait une proposition non corroborée ou mensongère.
Approche de similarité cosinusale à partir de textes ayant fait l’objet d’une vérification de faits
La première stratégie employee pour identifier si des propositions ayant fait l’objet de vérification des faits (fact checking) sont fausses à partir de transcription de podcasts est une mesure de similarité de texte nommée « simularité cosinusale » (« cosine similarity »). La similarié cosinusale est une technique de mesure calculant le rapport entre deux documents (ou fragments de textes) en codant chaque document comme un vecteur, chaque mot du document représentant une coordonnée du vecteur. La similarité cosinusale est alors calculée au moyen du cosinus de l’angle entre les deux vecteurs. Le résultat de l’operation est un score de zéro à un, avec un score plus élevé indiquant des textes présentant une similarité élevée. Je calcule la similarité cosinusale entre chaque proposition ayant fait l’objet d’une vérification des faits et la totalité de la transcription du podcast. Une équipe de codeurs intervient alors pour évaluer manuellement les correspondances ayant reçu un score plus élevé que 0.5. Ce seuil signifie que la part de la transcription et les propos ayant fait l’objet d’une vérification des faits sont au moins, d’une certaine façon reliées.
Faisons une pause dans la lecture pour rappeler, une fois encore, que ce système est conçu pour vérifier la véridicité factuelle de propos comme ceux de Ted Cruz, éminemment satiriques, selon lesquels les journalistes de la presse mainstream lanceraient véritablement leurs petites culottes aux pieds de Beto O’Rourke.
A ce sujet, l’éblouissante Mary Harrington vient de publier aujourd’hui un article remarquable sur la guerre sans merci que mènent nos élites imbéciles et scientistes contre tout propos allégorique.
D’une certaine façon, nous voyons les theories du complot comme une sorte de cri de defiance envers un trait caractéristique de la vision du monde des élites “surdiplomées”. Ce trait est leur interdiction sans nuance de tout savoir vernaculaire structurant la vie quotidienne, de tout sens commun, en somme. Vous n’avez pas besoin d’être diplômé de l’enseignement supérieur pour identifier les normes gouvernant la vie quotidienne, ou en percevoir les tendances profondes; en fait, l’éducation est un obstacle positif à l’identification des normes structurantes vernaculaires de la vie quotidienne – car dans le monde libéral normé par l’enseignement supérieur, les savoirs vernaculaires sont dévoyés comme des “stéréotypes”. La première attitude de nos élites lorsqu’elles se retrouvent devant ce type de savoirs est de pretendre qu’ils sont socialement imposés et dommageables, et la seconde est de vouloir les “éliminer”.
Mais revenons au rapport de la Brookings Institution et à son entreprise de destruction de tout espace de respiration dans la vie quotidienne, avec la suite de l’exposé de sa méthode.
Approche lexicale
En plus de calculer la similarité cosinusale entre des transcriptions et des propos ayant fait l’objet de vérification des faits, l’analyse implique en outre la recherche dans les transcriptions de podcasts d’une listes de mots clés associés à différentes propositions liées à la fraude électorale ou à la pandémie du coronavirus. Ceci inclut des termes génériques tels que « élections volées », et « pandémie bidon » ainsi que des références à des théories du complot particulières ou propositions trompeuses comme les « Sharpies »[i] ou les « micropuces » dans les vaccins. Au moins deux chercheurs vérifient ensuite manuellement les correspondances entre le dictionnaire et les verbatims.
Processus d’évaluation
Comme indiqué précédemment, pour chaque épisode signalé comme exhibant une correspondance soit par l’approche lexicale, soit par l’approche de similarité cosinusale, au moins deux codeurs évaluent indépendamment le texte de la transcription et les faits vérifiés associés ou recherchent une correspondance lexicale. Si les deux codeurs initiaux sont d’accord dans leur évaluation que le post semble contenir des propos non corroborés ou mensongers, il est évalué comme tel. Lorsque les deux codeurs sont en désaccord, un troisième codeur évalue la transcription et le propos associé. Au total, seuls 3% des propos évalués ont eu besoin de l’intervention d’un troisième codeur.
Cette dernière étape, qui implique un codage manuel et une évaluation manuelle, signifie qu’il est improbable que l’ensemble des données inclue des faux positifs (c’est-à-dire les instances où un épisode a été codé comme contenant des propositions fausses ou mensongères dans un cas où il n’aurait pas dû l’être). En revanche, il est possible que l’ensemble des données ait pu contenir des faux négatifs (c’est-à-dire des occasions où la transcription a été codée comme ne contenant pas de propos faux ou mensongers alors qu’il en contenait bien). Ce peut être parce qu’un des invités du podcast, ou son animateur ont relayé un propos mensonger qui n’a pas déclenché une recherche par mot clé ou une vérification factuelle. De façon importante, les codeurs prennent en compte des actualisations des connaissances dans leurs classifications et ne codent généralement pas des opinions comme étant non corroborées ou mensongères.
Il suffit d’imaginer l’application de cette méthode, ou ce que l’on peut en comprendre, à la blague de Ted Cruz utilisée comme accroche du rapport pour susciter la plus franche hilarité :
Mémo aux codeurs : l’affirmation de Ted Cruz selon laquelle des journalistes lancent leurs petites culottes aux pieds de Beto O’ Rourke a reçu un score de 0.75 selon l’approche de similarité cosinusale. Vous devez donc vous prononcer sur la véracité du propos.
Codeur 1 : Il est indiscutable que les journalistes ne jettent pas leurs petites culottes à Beto O’Rourke lors des conférences de presse ou des meeting de ce dernier.
Codeur 2 : Lors des meetings, pas si sûr.
Codeur 1 : OK. Faisons alors intervenir un troisième codeur en qualité de départiteur.
Codeur 3 : Les faits évoqués par Ted Cruz sont mensongers.
Décision : nous recommandons que le podcast de Ted Cruz soit déplateformé au motif qu’il a diffusé des informations mensongères sur les rapports entre Beto O’Rourke et la presse.
La simple lecture de ce dispositif des plus burlesques suffit donc à invalider les énoncés présentés comme des vérités évidentes dans le rapport de Brooking, comme l’affirmation que 20% des propos de Steve Bannon sont mensongers, ou que plus de 70% des animateurs de podcasts testés pour les besoins de l’étude ont au moins une fois proféré des propos mensongers, ou encore que les animateurs de podcasts conservateurs seraient onze fois plus susceptibles de proférer des propos mensongers que des animateurs progressistes.
Mais passé ce moment d’hilarité, on est soudain pris d’effroi. D’abord devant une telle bêtise abyssale produite par un think tank présenté comme un vivier d’experts parmi les plus sérieux de la planète, et dont les experts sont reçus sur les plateaux de stations de radio comme France Culture, leur conférant un titre de sophistication au sein de l’establishment.
Mais surtout, l’effroi provient, comme l’expose Walter Kirn, de la réalisation que nous assistons à la naissance sous nos yeux, d’une nouvelle industrie de la défense, d’un nouveau système d’armement visant nos conversations les plus courantes. Il s’agit de la consécration de la censure sous les oripeaux d’un nouveau produit scientiste, d’un expansionnisme high tech et pouvant facilement faire l’objet de marchés publics, qui va absorber une quantité inépuisable d’argent public et d’énergie humaine et technologique.
Effroi aussi devant la nature du message que Walter Kirn résume ainsi : « nous comparons ce que quelqu’un dit avec ce que nous avons décrété mensonger, et si nous détectons la moindre ressemblance, nous sommes fondés à censurer. » Pas la moindre discussion sur la véracité de ce qui a été déclaré comme vrai ou faux par l’autorité de censure. Tout est procédural. Il s’agit, sous couvert d’une fausse scientificité que l’on croirait tout droit sortie des hauteurs béantes d’Alexandre Zinoviev d’un projet visant à mettre un terme à toute inexactitude, toute ambiguïté sur la terre au moyen de nouvelles méthodes à grand renfort de technologies jugées infaillibles.
Mais ça n’est pas tout, car ce rapport dystopique du Brookings Institute est paru à peu près au même moment que les propos délirants proférés par Richard Stengel, un ancien rédacteur en chef de Times Magazine et fondateur du Global Engagement Center du Département d’Etat, dans la vidéo suivante :
Se présentant comme « propagandiste en chef », Stengel déclare sans la moindre honte : « je ne suis pas contre la propagande. Chaque pays en fait, et les pays qui font de la propagande l’utilisent contre leur propre population. Au fond, je ne pense pas que ce soit si affreux. »
Un mot sur le GEC. Créé dans sa forme actuelle par le Executive Order 13721 dans le sillage du Countering Foreign Propaganda and Disinformation Act de 2016 et dans le contexte de la victoire annoncée de Donald Trump aux primaires républicaines de la même année, le Global Engagement Center est une agence interministérielle logée au sein du Département d’Etat dont la mission est de « mener, diriger, synchroniser, intégrer et coordonner les efforts de l’administration fédérale afin de reconnaître, comprendre, exposer et contrer la propagande et les efforts de désinformation des Etats et acteurs non-étatiques étrangers ayant pour objet d’atténuer ou d’influencer les politiques, la sécurité, ou la stabilité des Etats Unis, ses alliés, et ses nations partenaires. »
Il s’agissait d’une reformulation, puissamment dotée en budget (le GEC a reçu à sa création une dotation de 120 millions de dollars pour sa première année, provenant essentiellement du département de la défense) du Center for Strategic Counterterrorism Communications (CSCC) créé en 2011 dans le contexte de la lutte contre le terrorisme islamique.
La contemporanéité de la publication du rapport du Brookings sur les podcasts et les propos dignes de Goebbels de Stengel est particulièrement intéressante car Stengel est un des architectes du traitement de l’information selon le langage du combat contre des épidémies. Auteur d’un livre paru en 2019 intitulé Les guerres de l’information: Comment nous avons perdu la bataille contre la désinformation et que faire à ce sujet ( Information Wars: How we Lost the Battle Against Disinformation and What to Do About It), Stengel a beaucoup contribué à façonner l’idée que nous vivons dans un monde où l’information est comparable à des maladies pathogènes qui peuvent se propager par-delà les frontières, et qu’il existerait même des diffuseurs asymptomatiques de fausses informations. Ce faisant, Stengel a été un artisan crucial de la propagation dans les cercles dirigeants américains de l’idée qu’il faut des organes comme l’Organisation Mondiale de la Santé ou le Center for Disease Control pour contrôler les flux de désinformation comme on coordonne les efforts dans le cas d’une pandémie.
Partant de cette idée, le glissement vers l’utilisation de l’intelligence artificielle, du Machine Learning devient une évidence. Il n’y avait en effet qu’un pas entre les équipes d’analystes jouissant de budgets colossaux au moment de la création du GEC et la conception d’une machine utilisant des modèles mathématiques profonds et complexes au-delà de la compréhension du cerveau humain afin, selon les termes de Kirn, de « cracher la vérité autour de laquelle nous devons structurer nos vies sans espoir de révision autrement qu’intégrés par la machine elle-même. »
Dans ce système, le rapport à la vérité n’est plus caractérisé par la distinction entre ce qui est une évaluation du réel conforme à la réalité observable et le mensonge, mais par le caractère utile de l’information diffusée pour les autorités qui la contrôlent. Le critère d’évaluation de la licéité du propos n’est pas le mensonge, mais le caractère sanitaire de l’information.
Ceci est du reste attesté, comme l’expose Taibbi dans un avant-goût d’une des prochaines livraisons des twitter Files, où le GEC envoyait une liste de 1500 comptes à Twitter avec l’injonction de bannissement. Dans la plupart des cas, explique Taibbi, les demandes de bannissement n’avaient aucun lien avec le contenu des informations. Il suffisait, par exemple, qu’un utilisateur suive deux diplomates chinois pour qu’il figure sur la liste transmise par le GEC à Twitter. Les comptes identifiés étaient ainsi déclarés coupables par association. Ce faisant, remarque Taibbi, les censeurs agissent à rebours pour évaluer la véracité de propos. Un propos est jugé non pas tant en fonction de son contenu, que des intérêts qu’il peut le cas échéant servir ou desservir. Ainsi, si une information, peu importe sa véracité, est utile à des intérêts chinois ou russes, alors, elle est ipso facto constitutive de désinformation ou d’influence étrangère, peu importe qu’elle soit vraie ou non. C’est ainsi, par exemple que les critiques virulentes de l’ancienne candidate aux primaires démocrates Tulsi Gabbard contre le parti démocrate, l’administration Biden et leur lune de miel avec le complexe militaro-industriel, critiques le cas échéant relayées par des agences de presse russes comme RT, suffisent à faire de Tulsi Gabbard un agent russe, comme en témoigne, entre autres, un article publié dans Newsweek signé par un ancien agent du FBI.
[i] Le sharpie gate est une théorie conspirationniste selon laquelle les électeurs de Trump ayant utilisé des feutres Sharpie en Arizona pour remplir leur bulletin de vote ont vu leurs bulletins être invalidés.
Très intéressant et préoccupant ! Comme nous sommes entrés de plein pied dans l’ère post-vérité où la vérité n’est plus en rapport avec la réalité observable, n’a plus qu’un but purement utilitaire, toute information provenant des centres de pouvoir ne peut plus être que propagande. Gouverner ne consiste plus qu’en une maitrise de l’art de la propagande et de la censure – une nouvelle ère où la « défense » repose sur et dépend de l’industrie naissante de l’intelligence artificielle et des milliers de « bullshit jobs » mal payés qui ne font qu’amplifier et confirmer la propagande.