La France, l’extrême centre et les nouvelles révoltes paysannes
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Le texte qui suit est une traduction très peu modifiée d’un de mes essais publié en anglais sur le site The Upheaval, de mon ami N.S. Lyons.
Bien que ce texte concerne la France et l’Europe, il est le prélude à un flux plus soutenu au cours des quinze mois qui suivent sur les Etats Unis.
Nous voici de nouveau, en effet, dans les temps fort du rituel quadri-annuel de l’élection présidentielle américaine lequel, en dépit de l’insignifiance de l’occupant de la Maison Blanche, continue à rythmer la vie mondiale.
Ne comptez pas sur moi pour faire de l’analyse psychologisante des différents candidats dont raffolent les médias de grand chemin, c’est-à-dire les médias de la presse oligarchique et étatique. En revanche, cette élection, sur laquelle je n’entretiens aucune illusion, intervient dans un contexte complètement nouveau dans l’histoire, où les forces du technototalitarisme sont déjà parvenues à instituer un nouveau normal dystopique. Dans ce nouveau normal, entre autres manifestations absurdes, les médias, qui regorgent d’anciens du renseignement, sont les porte-paroles des agences de renseignements, les comiques sont les commissaires du ministère de la comédie, la servilité est rebaptisée indépendance, la liberté de s’exprimer et de penser est assimilée à une arme de guerre contre laquelle il faut se protéger par la censure et la propagande. Et c’est aussi la première élection de l’ère de l’intelligence artificielle, et les démons que celle-ci convoque. Beau programme en perspective!
Les textes à venir dans les chroniques égrégoriennes traiteront aussi abondamment du retour des anciens dieux, ou la re-païennisation du monde pour paraphraser le titre d’un récent article de Louise Perry, et ce que cela veut dire que d’être un chrétien dans un monde qui ne veut plus l’être, à l’heure de l’effondrement de la modernité libérale.
Beaucoup de textes à venir seront aussi des traductions, à commencer par la publication prochaine, en plusieurs étapes, du très important essai de N.S. Lyons The Chinese Convergence.
J’ai choisi de publier maintenant le texte suivant, qui est contemporain des élections de 2022 en France, au moment où se levait aux Pays-Bas et en Europe un mouvement d’agriculteurs qui a depuis changé la donne électorale aux Pays-Bas. Je le publie maintenant parce qu’il contient des réflexions importantes sur l’insignifiance des lignes de fracture politique en France et dans le monde occidental au moment où, précisément l’Egrégore tente de nous repasser le plat avarié de ces lignes de fracture obsolètes de ce coté de l’Atlantique.
J’espère qu’il suscitera autant de réactions que lorsqu’il est paru en anglais.
L’Europe est sans doute devenu le point chaud des bouleversements en train de se produire. Payant l’addition de leur sortie de l'Histoire après la Seconde Guerre mondiale, les nations européennes font face à une convergence assez extraordinaire de crises : la crise écologique, la fin du siècle américain (la crise provoquée par le déplacement vers l'est du centre de l'économie monde), une crise énergétique imminente causée par un conflit complètement évitable en Ukraine et la crise terminale de la modernité libérale correspondant au retour des anciens dieux[i]. En moins d'une semaine, nous avons vu de nouvelles révoltes liées à la faim et l'intensification de la réaction contre les élites déracinées, avec des manifestations de paysans se propageant partout en Europe, ainsi que les démissions aussi étonnantes que soudaines des premiers ministres du Royaume-Uni, de l'Italie et de l'Estonie en l’espace de quelques semaines. Pendant ce temps, les médias de grand chemin et de connivence avec le couple fusionnel oligarchie/Etat font tout leur possible pour dissimuler tout lien de causalité entre la colère qui éclate et les démissions.
Dans ce contexte, nulle part ne devrions-nous être plus préoccupés par ce qui est en train de se produire qu’en France, surtout depuis que la dernière séquence électorale signale que les institutions de la Cinquième République sont en train de s'effondrer. Lors des élections législatives de juin 2022 (à peine deux mois après la réélection d'Emmanuel Macron en tant que président), la coalition présidentielle s'est retrouvée à 45 sièges en-dessous de la majorité absolue à l'Assemblée nationale, disposant du plus faible nombre de sièges pour une majorité présidentielle depuis 1958. Face à deux principaux groupes d'opposition, le Rassemblement National de Marine Le Pen (RN) et la coalition entre partis de gauche et écologistes Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale (NUPES), emmenée par le mouvement La France Insoumise (LFI) de Jean-Luc Mélenchon, le second quinquennat de Macron entrait dès ses premiers jours dans des temps très turbulents. Son gouvernement fragile, dirigé par le très peu charismatique et très technocratique premier ministre Elisabeth Borne, devra faire face à un parlement hostile avec une opposition très active en plus d'une population en ébullition.
Au vu de l'ambiance dans toute l'Europe, qui connaît de nouvelles "révoltes paysannes" et une Russie sur le point de couper complètement le robinet de l'approvisionnement en gaz, Macron et son gouvernement ont toutes les raisons de s'inquiéter de la colère populaire qui est déjà plusieurs crans au-dessus de ce qu'elle était lorsque les importantes manifestations des Gilets Jaunes ont éclaté à la fin de 2018. Aussi mauvaises que furent les manifestations des Gilets Jaunes pour Macron à l'époque, le mouvement était né dans un contexte économique incomparablement meilleur que celui d'aujourd'hui, tandis que Macron bénéficiait également d'une écrasante majorité à l'Assemblée nationale. Dans le cas présent, Macron fait face à une opposition en bien meilleure position pour expliquer aux mécontents quelles bonnes raisons ils ont de l’être.
Macron, dont la coalition ne contrôle ni le Sénat, ni les régions, ni les municipalités, ne peut tout simplement pas se permettre une majorité aussi faible à l'Assemblée nationale. Surtout maintenant qu'il engage le pays dans la voie suicidaire d'une "économie de guerre", ce qui signifie, avant tout, des pénuries d'énergie et une escalade sans précédent du coût des factures d'énergie. Macron a vainement essayé de dissimuler la gravité de la crise énergétique dans son discours du 14 juillet 2022 en appelant le peuple français à participer à l'effort collectif en faveur de la transition écologique grâce à un "plan de sobriété".
Bien que les agriculteurs français n'aient, pour l'instant, que peu rejoint le mouvement de protestation, il ne faudrait pas grand-chose pour enflammer un climat social déjà très tendu. Les agriculteurs s'ajouteraient à la liste de ceux déjà en grève : « les routiers, les électriciens, les employés des services publics du gaz, les travailleurs du groupe aéronautique Safran, les préparateurs de commandes de la société de commerce électronique Chronodrive, les cheminots, les aides à domicile des maisons de retraite, les employés des stations-service Total et les employés des aéroports de Paris et de la compagnie aérienne Transavia ». La panique règne au palais de l’Elysée, expliquant en partie pourquoi les médias de prestige français et européens, complètement aux ordres, ont unanimement décidé de passer sous silence les manifestations des agriculteurs européens.
Ce revers électoral s'ajoute aux mauvaises nouvelles accumulées sur la scène internationale pour le président français. En toute honnêteté, celles-ci sont en partie de son propre fait et en partie héritées d'une succession de dirigeants calamiteux. Après avoir fait de grandioses annonces à la manière de De Gaulle sur l'autonomie stratégique européenne et affirmé que l'OTAN était en état de mort cérébrale, la France de Macron et ses partenaires européens sont plus que jamais stratégiquement dépendants des États-Unis engagés dans ce qu'on pourrait appeler un "Projet pour un Nouveau Siècle Américain 2.0." Encore plus que l'original des années 2000, cette nouvelle aventure impérialiste semble être une "Confédération Planétaire du Bien", enrobée de symbolisme creux et de signalement de vertu.
Cette vacuité sautait aux yeux lors de la grotesque visite de Macron à Kiev en train le 16 juin 2022 aux côtés de la chancelière allemande et du Premier ministre italien démissionnaire, Mario Draghi. Lors de ce voyage, qui a eu lieu quelques jours avant le second tour des élections législatives, Macron s'est engagé à soutenir l'Ukraine jusqu'à la victoire finale et à accélérer l'adhésion de l'Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie à l'Union européenne, renversant ainsi une politique de consolidation plutôt que d’élargissement de l'Union européenne et inaugurant une nouvelle phase de croissance expansionniste européenne - une perspective impopulaire pour les populations des États membres de l'UE. Depuis cette visite, il est devenu de plus en plus évident que les sanctions économiques imposées contre la Russie ont eu un effet boomerang et sont lourdement subies par les populations européennes. Leur soutien à la guerre en Ukraine a presque chuté au milieu d'un déluge obscène d'assistance militaire, financière et humanitaire au gouvernement ukrainien notoirement corrompu. Il apparaît maintenant évident que l’utilisation du système financier comme une arme stratégique était une gageure insensée face à un pays capable de rétorquer en mettant dans la balance ses vastes réserves d'énergie tant nécessaires à l’approvisionnement énergétique européen.
Pendant ce temps, au Sud, la région du Sahel (une région cruciale pour l'approvisionnement énergétique français, notamment en uranium) poursuit sa descente aux enfers vers ce que Serge Michailof a qualifié d'“Africanistan”, avec le Mali, le Niger, le Tchad et le Burkina Faso plus ou moins au bord de tomber aux mains de groupes islamistes et cherchant des alliés ailleurs, en particulier la Russie. Alors que les rumeurs se multiplient concernant les chefs d'État africains qui ne répondent plus au téléphone lorsque Macron appelle, les entreprises françaises présentes sur le continent perdent des contrats lucratifs et de l'influence stratégique au profit de la Turquie et de la Russie, tandis que des alliés de longue date comme le Togo et le Gabon ont fait défection vers le Commonwealth. Pour ajouter de l’huile sur le feu, le président sénégalais Macky Sall, qui préside l'Union africaine, a humilié Macron en se rendant en Russie (sans coordination avec le président français) pour négocier avec Poutine le rétablissement de l'approvisionnement en blé de l'Ukraine vers le continent africain, tout en exigeant également la levée des sanctions mondiales sur les exportations russes de céréales et d'engrais.
La question importante qu’il convient de se poser est donc de savoir d'où vient exactement la principale menace pour le régime de Macron en ce moment. Comparée à la pression de la rue, la nouvelle Assemblée nationale pourrait bien être la moindre des préoccupations de Macron, d'autant plus que l'opposition de la NUPES à Macron sera largement théâtrale. Pourquoi ? Parce qu'en réalité, leur opposition idéologique n'est qu’une façade.
L'origine commune de l’extrême centre Macronien et de l'ultra-gauche Mélenchonienne
Un développement intéressant s'est produit entre les deux tours de l'élection présidentielle, lorsque Macron a commencé à revendiquer pour lui-même le label d’ "extrême centre". Revendiquer le titre d'extrême pour repousser une menace perçue comme plus extrême (dans ce cas, Marine Le Pen) n'est guère une innovation rhétorique, mais l'utilisation par Macron du slogan de l’extrême centre dans ce contexte est un développement tout à fait révélateur. Le terme a été inventé par le chroniqueur français d’extrême centre Alain Gérard Slama et le philosophe canadien Alain Deneault pour dénoncer la monopolisation du pouvoir par une caste technocratique se présentant comme le cercle de la raison et de la modération désintéressées, même lorsqu'elle inflige des dommages extrêmes à la vie des populations qu'elle gouverne.
Un angle très utile pour comprendre les origines de l’extrême centre macronien et de l'ultra-gauche mélenchonienne - pour reprendre l'expression de Jean-Claude Michéa se référant à une gauche qui a abandonné toutes ses ambitions radicales (à la racine) pour embrasser le progressisme élitiste - est d'explorer leur origine commune en tant qu'héritiers de la gauche post-mitterrandienne. Cette origine commune remonte à 1984 et au mariage officiel du parti socialiste français avec le néolibéralisme, ainsi qu'à l'invention, au plus haut niveau de l'État jacobin français, du progressisme identitaire et élitiste de gauche.
C'est à cette époque qu'après deux années de politiques keynésiennes frénétiques, les marchés internationaux des obligations et des devises ont mis le gouvernement français à genoux et ont contraint la France à accepter le carcan néolibéral comme condition pour rester dans le Système monétaire européen (SME). Non seulement le président de l'époque, François Mitterrand, s'est personnellement converti à la nouvelle orthodoxie néolibérale, mais il a également fait de la France l’avant-garde du vandalisme néolibéral. Dans la plus pure tradition jacobine, le gouvernement de Mitterrand a même produit un programme télévisé de propagande fascinant suivi par 20 millions de téléspectateurs (un audimat comparable au Superbowl aux États-Unis) intitulé "Vive la Crise". Présenté par la superstar Yves Montand, le programme visait à préparer le peuple français à accueillir la crise comme un mode de vie, une condition préalable à une entrée heureuse dans la dernière étape de la construction d’une société mondiale homogène.
Cependant, alors que le Parti socialiste de Mitterrand était tout occupé à préparer le peuple français à la « Great Reset » quatre décennies avant l’apparition du slogan du Forum Economique Mondial, il a également orchestré l'abandon des classes populaires au profit de la politique identitaire, afin de fonder une identité de gauche non ancrée dans la critique du capitalisme. Tandis que Mitterrand mettait en avant, et encourageait même l'ascension du Front National de Jean-Marie Le Pen (alors un véritable parti maurrassien, c'est-à-dire réactionnaire et contre-révolutionnaire), deux des jeunes acolytes de Mitterrand, Julien Dray et Harlem Désir, ont lancé l'ONG influente SOS Racisme et la campagne antiraciste très réussie intitulée "Touche-pas à mon pote".
Pendant ce temps, Jack Lang, ministre de la Culture de Mitterrand, menait une politique incessante de promotion de la "culture de l'inversion" (définie récemment par Paul Kingsnorth comme l’engagement "des élites culturelles, et parfois des élites politiques et économiques, non pas en faveur de la préservation des formes culturelles dont elles ont héritées, mais à leur inversion ou leur complet effacement"). Ce programme se manifestait par des exemples tels que des rave parties au Louvre et des ballets post-modernes mettant en scène des excréments et du sang menstruel. C'est précisément l'époque où Mélenchon est devenu membre du Parti socialiste de Mitterrand, sous l’étiquette duquel il a occupé les postes de sénateur puis de ministre. Contrairement à ce qu’on peut lire ou entendre dans les organes de propagande de l’extrême centre et de l’ultra-gauche comme France Culture, Mélenchon est très clairement l’héritier de ce moment, et non une personnalité en rupture avec l’extrême centre mitterrandien.
L’année 1984 revêtait également une importance historique car elle fusionnait ce que Jean-Claude Michéa appelait « les deux moments théoriques de l’idéal capitaliste » qui avaient été dissociés à la fin du XIXe siècle par un tour de passe-passe de l’histoire. Ces deux moments sont, d’une part, l’exhortation prétendument « libertaire » à s’éloigner des formes de liens communautaires basées sur des interactions humaines concrètes (famille, village, tribu, clan, même la nation devient trop étroite à un certain moment) et à se tourner vers des formes d’association de plus en plus abstraites au nom de la réalisation de l’individu en tant que « pure machine désirante » ; et d’autre part « le projet libéral d’une société homogène dont le Marché auto-régulateur constituerait l’instance à la fois nécessaire et suffisante pour ordonner au profit de tous, le mouvement brownien des individus « rationnels », c’est-à-dire enfin libérés de toute autre considération philosophique que celle de leur intérêt bien compris. »
Fait intéressant, l'ascension initiale de Mélenchon aux premiers postes a commencé par une critique "populiste" de la conversion de la gauche aux politiques néolibérales. Comme Bernie Sanders ou Jeremy Corbyn, Mélenchon, beaucoup inspiré par le parti espagnol Podemos, a fait campagne en 2017 sur une rhétorique populiste. L'idéologue derrière le cocktail idéologique séduisant de Mélenchon était la philosophe belge Chantal Mouffe, autrefois la muse intellectuelle de Podemos. Selon Mouffe, la gauche doit récupérer l'étiquette du "populisme" - ou plus précisément défendre un "populisme de gauche" plutôt que de laisser le populisme exclusivement aux démagogues de droite. Partant du postulat que le néolibéralisme entrait dans une période de turbulences importantes, Mouffe prônait une ligne idéologique, qu'elle appelait "agonisme", entre le "peuple" et les élites politiques et économiques, y compris les élites de gauche qui avaient adopté le néolibéralisme. Mouffe préconisait également la reconnaissance que les "populistes de droite" représentent une véritable opposition démocratique aux élites dominantes (conseil que, à part le Podemos des débuts et des voix isolées comme François Ruffin, aucun de ses lecteurs au sein des mouvements de gauche politiquement organisés, n'a semblé sérieusement écouter).
Cependant, tout comme Sanders après sa campagne de 2016 et tout comme Podemos depuis que le mouvement a été investi par des politiciens professionnels, Mélenchon et son parti ont évolué de manière assez spectaculaire vers une approche plus intersectionnelle. Cette évolution pouvait en fait être prévue dans le grand angle mort conceptuel contenu dans le "populisme de gauche" de Mouffe. Cet angle mort est la conception du "peuple" par Mouffe d'une manière largement inspirée par le philosophe Gilles Deleuze. Pour Mouffe, le "peuple" est une construction pure ne devant reposer sur aucun "essentialisme de classe". En d'autres termes, le "peuple" est une page blanche à remplir, et le problème est de nature politique plutôt qu’éthique, comme l'a soutenu Jean-Claude Michéa, pour lequel la gauche souffre d’un manque d'engagement envers la solidarité et la décence commune. Le péché de la gauche néolibérale, soutient Mouffe, consiste à avoir abandonné la nature agonistique de la politique, non d’avoir abandonné la culture des valeurs morales des classes populaires. Cette conception constructiviste du "peuple" a laissé une énorme brèche dans laquelle s’est engouffré l’agenda "woke", correspondant à la culture caractéristique de l’extrême centre.
Tous les mouvements inspirés par son "populisme de gauche" ont maintenant joyeusement adopté cet agenda. Ce faisant, l'ultra-gauche de Mélenchon, Podemos et des mouvements comme les Socialistes Démocrates d'Amérique (Democratic Socialists of America) ont, pour paraphraser Mary Harrington, expulsé entièrement leur critique du capitalisme et du technototalitarisme pour faire de la Science, de la technologie et de l’Etat (et donc, inéluctablement, de l’oligarchie capitaliste) les partenaires clés pour leur vision de l'utopie. Cela explique pourquoi LFI est demeurée presque silencieuse lorsque le gouvernement de Macron a déployé le passe sanitaire et n'a exprimé qu'une très timide opposition lorsque celui-ci l'a transformé en passe vaccinal, sans parler des apparitions fréquentes de Mélenchon lors de meetings de son parti sous forme d'hologramme.
Le comblement du vide laissé par l'idée de "peuple" en tant que pure construction sociale a également fourni un argument rhétorique parfait à Macron et à l'extrême centre pour critiquer la "dérive woke" de la gauche Mélenchonienne, même si Macron promeut et pratique quotidiennement l’évangile woke. Un exemple éloquent est la nomination de l'historien Pap N'Diaye au poste de ministre de l'Éducation, un homme qui a été l'un des promoteurs les plus ardents de l'importation dans le discours français de l'idée du racisme systémique ou structurel. Par rapport au wokisme strident de la NUPES, N'Diaye incarne un de ces experts impassibles et débonnaires qui s'intègrent si bien dans l'extrême centre de Macron, tout en donnant également à Macron, et à tous les rivaux politiques de Mélenchon d'ailleurs, l'occasion de qualifier la gauche de mouvement "islamo-gauchiste" dangereux.
Une autre proximité idéologique entre l'ultra-gauche de Mélenchon et l'extrême centre de Macron réside dans leur conception commune de l'État providence. Le keynésianisme outrancier de Mélenchon n'est qu'une version plus virulente de la dépendance de l'État vis-à-vis des dépenses publiques et de la redistribution dans un pays qui, même sous une direction néolibérale assumée, détient déjà le record mondial des dépenses publiques en pourcentage du PIB, à environ 56%. À cet égard, il semble difficile de surpasser la politique de "quoi qu'il en coûte" de Macron pendant la pandémie de COVID, lorsque son gouvernement a tenté au moyen d'une augmentation massive des dépenses publiques (61,8 % du PIB en 2020) de protéger le peuple français de toutes les conséquences de la fermeture artificielle – et inutile-- de l'économie.
Plus profondément, il n'y a pas même l'embryon d'une réflexion de la part de la gauche (néolibérale ou ultra) sur les tendances totalitaires au cœur de l'idée de l'État providence - une réflexion devenue urgente à l'époque des politiques monétaires effrénées. Il est révélateur, par exemple, de lire aujourd'hui la brillante réflexion de François Ewald sur l'État providence formulée en 1987. Dans un chapitre de son livre L’Etat providence intitulé "L'Ordre Normatif", Ewald explique que la conception de l'État en tant qu'assurance collective contre tous les risques de la vie, qu’il nomme “technologie du risque “, “porte avec elle l’exigence de savoirs de plus en plus discrets et infinitésimaux sur les individus”. Selon Ewald, “les politiques du risque appellent l’informatisation de la société comme une nécessité organique, comme condition de leur possibilité.” Les sociétés du risque, poursuit Ewald “vivent en effet d’informations, de toutes les informations possibles ; elles en sont insatiables ; aucune marque, aucun signe n’est pour elle indifférent ; l’informatique assure leur prélèvement et leur distribution, comme le cœur fait circuler le sang à travers les organes.” Ne cherchons pas plus loin pourquoi la gauche politiquement organisée a abandonné toute réflexion sérieuse sur les dangers des technologies de surveillance et de contrôle.
Bien que la NUPES puisse constituer une opposition performative qui peut même le cas échéant donner l’illusion d’être impitoyable (à l'exception de quelques cas comme le député isolé François Ruffin qui est vraiment subversif pour le gouvernement macronien), il est donc plus probable que les députés de la NUPES ne tiennent le rôle d'idiot utile pour le pouvoir de l'extrême centre que celui de canal par lequel la colère légitime du peuple français puisse être entendue.
La question qui se pose alors est de savoir si l'autre principal mouvement d'opposition parlementaire, le Rassemblement National, affublé de l’épithète "d'extrême-droite" par les médias de grands chemins, offre une meilleure voie pour canaliser cette colère.
L'inconnue idéologique du Rassemblement National
Le Rassemblement National souffre du problème exactement inverse de l'ultra-gauche. Cette dernière est encombrée d'un bagage idéologique dont elle ne peut se débarrasser en raison de sa méfiance ontologique envers les formes associatives volontaires à petite échelle. À l'opposé, la nouvelle droite souffre d'un vide idéologique presque complet. Jusqu'à présent, son succès repose uniquement sur le fait qu'elle est un réceptacle de la colère fragmentée et légitime de la population et qu'elle a une prédilection pour la redistribution sociale, ce qui rend son programme économique presque indiscernable de celui de l'ultra-gauche. Ce contenu idéologique vague la rend à la fois encline à assumer l'étiquette "d'extrême-droite" que ses adversaires utilisent pour la discréditer, et à revenir à une sorte de contenu maurrassien résiduel - comme l'a illustré la tentative complètement ratée d'Eric Zemmour d'organiser la refondation de la droite - ou à tomber dans le piège de chercher la respectabilité en adhérant strictement au libéralisme, ce qui est la faiblesse de Marine Le Pen et de sa nièce Marion, ralliée à Zemmour, décidément une sorte d’auberge espagnole idéologique. La dernière stratégie n'est pas tenable à long terme, car aussi étroitement que la nouvelle droite adhère à l'éthos libéral, on l'accusera toujours d'être réactionnaire ou maurrassienne.
La seule stratégie concevable pour la nouvelle droite est de donner une cohérence idéologique à la nécessité d'un ordre post-libéral, ce qui impliquerait un anti-étatisme autrement que de façade. Le Rassemblement National dispose des ressources nécessaires pour s'engager dans cette direction, notamment par la création prometteuse d'un mouvement localiste français par les députés européens Hervé Juvin et Andréa Kotarac, qui ont appelé à une régénération des régions françaises et à une décentralisation véritable et significative. Notons également que Juvin a été la seule personnalité politique à traiter de l'assaut des forces du technototalitarisme contre la possibilité d’une vie libre et décente comme une vraie question politique lors de la campagne présidentielle de 2022[ii].
Au-delà de cela, même si les fondements intellectuels d'un ordre post-libéral sont encore largement en cours d'élaboration, il existe une profusion de critiques très pertinentes du libéralisme à explorer, notamment dans l'héritage intellectuel français de De Jouvenel, Bernanos, Ellul, Péguy, Tocqueville, Michéa, Pierre Manent, le Laboratoire d’idées de Grenoble Pièces et Main d'œuvre. Et, venant de l'étranger, on peut citer les travaux tout à fait intéressants de Patrick Deneen, Paul Kingsnorth, Wendell Berry, Matthew Crawford, N.S. Lyons et Christopher Lasch, entre autres.
Mais soyons réalistes. Ni le Rassemblement National ni le gouvernement de Macron (avec la pseudo-opposition de la NUPES) ne pourront écouter les clameurs de la rue, d'autant plus que les médias de prestige sont désormais engagés dans des niveaux de censure et de propagande dignes de la Corée du Nord, sans la contrepartie d’un écosystème fragile de médias libres comme aux Etats Unis. Il est donc fort probable que l'agent de changement le plus important, le plus significatif et potentiellement le plus imprévisible ne viendra pas d'un des partis d’opposition, mais d'un mouvement des Gilets Jaunes revitalisé.
Vers un Gilets Jaunes 2.0
Avant d'essayer de considérer un Gilets Jaunes 2.0, analysons ce qui a suscité l'appel presque hypnotique de sa première manifestation en France. Jean-Claude Michéa, qui a soutenu le mouvement, a offert cette défense passionnée à l'époque dans un entretien à la revue Dissent :
Le premier mérite de ce mouvement plébéien (dans lequel les femmes, comme dans tous les mouvements vraiment populaires, ont joué un rôle déterminant) est qu'il a effacé le mythe fondateur de la nouvelle gauche libérale, qui soutient que le "peuple" a, une fois pour toutes, perdu toute signification politique – sauf lorsque le terme s'applique aux populations immigrées vivant près des métropoles mondialisées majeures.
Pourtant, c'est précisément ce peuple qui non seulement fait son retour sur la scène historique, mais qui a déjà commencé à réaliser - grâce à sa spontanéité rafraîchissante et à sa pratique obstinée de la démocratie directe ("nous ne voulons pas élire, nous voulons voter !" est l'un des slogans les plus populaires des Gilets Jaunes) - plus de résultats concrets en quelques semaines que toutes les bureaucraties syndicales et d'extrême-gauche n'ont réussi à obtenir en trente ans.
C'est la France "périphérique" - rurale, composée de petites et moyennes villes et de territoires d'outre-mer - sur laquelle Bernard-Henri Levy déverse chaque jour sa haine de classe, malgré le fait que, depuis plus de trente ans, elle a été durement touchée par les conséquences pratiques de son évangile libéral, au point que, dans les régions rurales les plus pauvres, les conditions de vie sont encore plus dramatiques que dans les banlieues "problématiques". Il n'est pas surprenant que cette France, qui représente plus de 60 % de la population, ait complètement disparu du radar de l'intelligentsia de gauche. C'est simplement la conséquence logique du processus qui a conduit la gauche moderne, depuis sa conversion aux principes du libéralisme économique et culturel, à abandonner progressivement sa base sociale d'origine au profit des nouvelles classes moyennes supérieures sur-éduquées et hyper-mobiles vivant dans les métropoles mondialisées, qui représentent seulement de 10 à 20 % de la population et sont structurellement protégées des problèmes de la mondialisation libérale (quand elles n'en bénéficient pas directement) [...]
Plus que tout, c'est cette "contre-révolution sociologique" qui explique pourquoi les mouvements ouvriers les plus radicaux (ou, du moins, ceux qui ont le plus de potentiel révolutionnaire) prennent presque toujours racine, à notre époque, en dehors du cadre des syndicats et des partis de gauche. Une fois que les brillantes élites intellectuelles de la nouvelle gauche ont définitivement renoncé à toute critique socialiste et sont devenues totalement incapables de voir ceux qui produisent la grande majorité de la richesse de leurs propres mains (y compris les robes de soirée de Hillary Clinton et les costumes de Emmanuel Macron) comme autre chose qu'un sinistre et répulsif "ramassis d’abrutis" (« basket of deplorables » selon l’expression d’Hillary Clinton au cours de la campagne de 2016) naturellement racistes, sexistes, alcooliques, homophobes et antisémites, toutes les conditions étaient réunies pour favoriser, dans les milieux ouvriers, la conscience du fait que, alors que le capitalisme entre dans sa phase terminale (pour emprunter un concept d'Immanuel Wallerstein), la division gauche-droite a perdu la majeure partie de sa signification historique passée. Par conséquent, elle ne correspond, à l'heure actuelle, à rien de plus que ce que Guy Debord appelait en 1967 les "luttes spectaculaires factices des pouvoirs séparés". [...]
Quel que soit le sort politique à court terme de ce mouvement des Gilets Jaunes (car il ne faut pas oublier qu'Emmanuel Macron – en bon thatchérien de gauche – n’hésitera pas un instant à utiliser tous les moyens possibles, y compris les plus sanglants, pour briser leur révolte et défendre ses privilèges de classe), il est déjà clair qu’il a augmenté d’une façon spectaculaire – et en l’espace de seulement quelques semaines – la conscience conscience politique de ceux « d’en-bas » (notamment sur la question des limites structurelles de ce système prétendument « représentatif » qui prend à présent eau de partout.
Harold Bernat, philosophe ayant activement participé aux manifestations des Gilets Jaunes dans la région de Bordeaux, a souligné un autre aspect clé du mouvement pour expliquer son succès. Selon lui, les Gilets Jaunes ont vraiment trouvé un écho dans l'esprit et le cœur du peuple français précisément parce que ses acteurs ont refusé de "jouer le jeu" - ou plus précisément de jouer selon les règles dictées par l'élite ultra-connectée et déconnectée de la vie réelle qui se présente comme une majorité. Ce refus, explique Bernat, a permis aux Gilets Jaunes de s'affirmer en tant que mouvement majoritaire, en tant qu'expression de la majorité contre la minorité qui se fait passer pour une majorité.
C'est en effet une caractéristique commune particulièrement saillante des mouvements populaires qui ont émergé dans le monde entier, y compris dans les manifestations des camionneurs au Canada et des agriculteurs aux Pays-Bas. Bien que ces mouvements, comme les Gilets Jaunes, ont démarré comme des protestations contre des mesures spécifiques, ils sont rapidement devenus des révoltes contre une intervention dévorante de l'État dans la vie des individus. Ces individus font désormais face à un envahissement sans précédent des forces homogénéisantes du Big Government et du Big Business de tous les aspects les plus intimes de leur vie. Ces nouveaux mouvements sont donc une expression d'une véritable quête d'autonomie. Ils ont, d'une certaine manière, viscéralement compris ce que Proudhon avait si bien formulé à propos de la véritable morale du gouvernement libéral :
Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu… Être gouverné, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale !
Il est difficile de prédire jusqu'où ira cette nouvelle vague de révoltes qui a commencé au Canada avec les camionneurs, et dont le flambeau a été repris par les agriculteurs néerlandais. Bien que ces mouvements semblent apprendre les uns des autres, il faut s’attendre à des déferlements de violence des Etats, comme dans le cas des camionneurs canadiens . Mais comme l'a dit Harold Bernat, les Gilets Jaunes, les camionneurs et maintenant les agriculteurs ont montré que le seul ressort par lequel l'“ultra-minorité” exerce son pouvoir dirigeant par le fil ténu de sa police et par son contrôle sur le système financier, ce que Bernat nomme l’Etat Black Rock. Le seul moyen pour la classe dirigeante de conserver son emprise sur la société est l’escalade du recours à la force la plus brutale, la censure et la propagande.
Cependant, comme l'ont montré à la fois les Gilets Jaunes et les camionneurs canadiens, ces mouvements risquent de s'épuiser s'ils ne peuvent pas aboutir à une résolution institutionnelle quelconque. Le risque, comme l'a expliqué Bernat, est qu'ils dégénèrent dans la contemplation de leur propre mobilité. Mais c'est précisément là que s'arrête la comparaison entre les Gilets Jaunes et le mouvement Occupy inspiré par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Contrairement à ce dernier, qui était un mouvement minoritaire dont les soldats de base étaient les échelons inférieurs des élites urbaines, les Gilets Jaunes, les camionneurs canadiens et les agriculteurs européens ont tous fait de l'“expérience sociale” une expérience majoritaire. Une fois cette expérience acquise, elle devient une force irrésistible si elle ne dégénère pas en une drogue hallucinatoire, le destin tragique de la plupart des mouvements révolutionnaires.
Jusqu'à présent, la France semble avoir été épargnée par la propagation de ce nouveau mouvement de protestation inspiré par les Pays-Bas et qui embrase maintenant l’Europe (bien qu'il soit difficile de le savoir avec précision compte tenu du niveau incroyable de censure pratiqué dans les médias français). Mais nulle part ailleurs ne devrions-nous être plus attentifs à ces événements en cours que dans le pays qui, selon Tocqueville, est " la plus brillante et la plus dangereuse des nations de l’Europe, et la mieux faite pour y devenir tour à tour un objet d’admiration, de haine, de pitié, de terreur, mais jamais d’indifférence.”
Après la chute du rideau de fer, François Furet écrivait dans l'épilogue du Passé d’une illusion que la chute du communisme nous avait laissés, temporairement, dans un monde “où l'idée d'une autre société est devenue presque impossible à penser.” Nous étions, disait Furet, "condamnés à vivre dans le monde où nous vivons." Le caractère désenchanté de ces lignes empêche d’y lire une conversion au mythe de la Fin de l'Histoire par le plus grand historien de la Révolution française, et cela aurait dû être interprété comme un avertissement très sérieux par les vainqueurs. Hélas, moins de trente ans après l’écriture de ces lignes, les promesses de bonheur de la plus grande illusion de toutes, l'illusion du progrès, sont parties en fumée, laissant derrière elles un cauchemar technototalitaire à part entière - que les années COVID ont maintenant mis à nu. Nous sommes à un carrefour où nous n'avons d'autre choix que de concevoir cette autre société, ou de laisser l'“ultra-minorité” continuer son assaut contre ce que nous avons de plus cher. C'est à la fois excitant et effrayant.
[i] Beaucoup plus à venir sur ce sujet dans les Chroniques égrégoriennes
[ii] Cf., par exemple: https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/herve-juvin-rassemblement-national-invite-exceptionnel-dans-les-matins-de-france-culture-2827603