La Convergence chinoise, Seconde Partie: Rendre le Démos Sûr pour la Démocratie
Par N.S. Lyons
J’ai l’immense plaisir de vous proposer en traduction la seconde partie du texte essentiel de N.S. Lyons sur la convergence vers le techno-totalitarisme entre ce que l’auteur appelle le managérialisme dur (dont l’étalon est la Chine Populaire) et le managérialisme doux (dont l’exemple le plus typique est les Etats Unis).
Beaucoup de points fondamentaux abordés dans ce texte, dont le fil conducteur est la haine des élites managériales toutes confondues pour le démos, avec une analyse très pertinente du pivot représenté par la présidence de Woodrow Wilson et l’ère progressiste dans l’histoire de la démocratie américaine. Avec Wilson, la démocratie cessait d’être caractérisée par l’organisation de la vie commune reposant sur l’objectif de permettre à tout un chacun de mener son existence sous le signe de l’autogouvernement, comme Tocqueville l’avait observé dans De la Démocratie en Amérique, pour devenir le projet éthique de la classe managériale professionnelle. Convertie à la religion de l’Etat moderne, son projet consiste à user de la carotte du confort et du bâton de la violence pour anéantir toute possibilité d’existence décente en nommant émancipation cette entreprise de démolition.
Une fois de plus, je remercie infiniment N.S. Lyons pour l’honneur qu’il me fait en m’autorisant à publier pour le public français son magnifique texte.
Après la révolte du 25 mars,
Le bras droit et tendu du parti de l’Ordre
Fit déclarer des supplétifs sur les plateaux télé.
Le peuple, y entendait-on, a par sa faute
Perdu le sceau de légitime du gouvernement
Et ce n’est qu’en retriplant d’un obséquieux hochement silencieux
Qu’il peut le recouvrer.
Ne serait-il pas
Plus simple alors pour le gouvernement
De dissoudre le peuple
Et d’en élire un autre ?
Bertolt Brecht, "La Solution" (1953)
"Dans le grand débat des deux dernières décennies entre la liberté et le contrôle de l’internet, c’est en grande partie la Chine qui avait raison et les États-Unis qui avaient tort." Cette citation est extraite d’une tribune très commentée sur la démocratie et l’avenir de la liberté d’expression, signée par l'avocat néoconservateur et ancien Procureur Général adjoint de l'administration Bush, Jack Goldsmith, publiée en 2020 dans le magazine The Atlantic. "Une surveillance significative et le contrôle de la parole sont des impératifs catégoriques d'un internet florissant parvenu à maturation, et les gouvernements doivent jouer un rôle important dans l’opérationnalisation de ces impératifs afin de garantir la compatibilité entre l'internet et les normes et les valeurs de la société", expliquait-il. "L’adaptation de notre culture constitutionnelle à notre devenir numérique passe par la collaboration entre le secteur privé et le gouvernement dans ces efforts [d’instauration d’un Etat de surveillance et de contrôle de l’expression]. »
En l'an 2000, le Président Bill Clinton avait traité sur le ton de la dérision les premières tentatives du gouvernement chinois de censurer la liberté d'expression sur internet, suggérant que cela reviendrait à "essayer de vider l’océan à la petite cuiller." Deux décennies plus tard, lorsqu’est paru l’éditorial de Goldsmith dans le magazine phare de la classe dirigeante américaine, le sarcasme de Clinton avait cédé le pas à un éloge sans fard du modèle chinois. Dès le lendemain de l'élection de Donald Trump en 2016, puis très massivement en 2020, la classe dirigeante américaine n’a cessé d’affirmer, à l'instar d’Emily Bazelon dans le New York Times, que le pays "traversait une crise de l'information" exposant à des "risques en cascade," et que "la liberté d'expression menace la démocratie autant qu'elle la favorise." Pour son bien, le peuple américain devait donc accepter des restrictions à son droit à la liberté d'expression.
Comme nous le savons maintenant grâce aux révélations des "Twitter Files," entre autres enquêtes journalistiques, un vaste "complexe de censure industrielle" a rapidement été mis en place afin de contrôler les discours circulant sur internet et de contrôler l'opinion publique américaine. Des milliards de dollars de deniers publics ont afflué vers les agences de renseignement, lesquelles se sont données une nouvelle mission consistant à mener une guerre de l'information contre leur propre peuple au nom de la lutte contre la "désinformation." Les géants de la technologie sur internet aux États-Unis n'ont eu besoin que d'un léger rappel à l’ordre par l’Etat pour se mettre au diapason et commencer à mettre en œuvre pour son compte une surveillance de masse et la censure d'informations étiquetées comme "nocives" (même si lesdites informations étaient reconnues comme des "contenus factuellement vrais") au motif qu'elles allaient à l'encontre de la ligne de propagande décidée par le régime. Du jour au lendemain, des milliers d'intellectuels américains se sont improvisés experts en "désinformation." Suivant la voie montrée par les universitaires et les ONG, les médias de masse ont suivi le mouvement, la main sur la couture du pantalon, en mettant en place une industrie du "fact checking" qui consiste à distinguer arbitrairement le vrai du faux, vendant au public un conte de fées sur les ingérences étrangères et la sombre marée montante de la "haine" en ligne, laquelle justifiait commodément la dé-plateformisation des nouveaux médias indépendants sur internet venant contester leur monopole.
L'entrée du monde dans la pandémie de COVID-19 en 2020 a offert l’occasion rêvée afin de redoubler d'efforts dans cet assaut contre le public. Comme l'a récemment documenté Jacob Siegel dans un compte rendu magistral des origines de la "guerre contre la désinformation", l'État managérial a rapidement réaffecté l’arsenal massif d’outils, de techniques et de bureaucraties qu'il avait mis au point dans le cadre de la "guerre mondiale contre la terreur au service de sa campagne contre-insurrectionnelle envers ses propres citoyens ".
Un guide pour comprendre l’arnaque du siècle
L’essai qui suit, signé Jacob Siegel, est paru originellement en anglais le 28 mars 2023 dans Tablet Magazine, qui nous a très aimablement autorisé à le traduire et à le publier. Nous remercions la direction de Tablet Magazine et Jacob Siegel, qui conservent tous les droits d’auteur et de reproduction de la traduction en français effectuée par nos soin…
Les élites américaines traditionnellement attachées, du moins en apparence, aux valeurs libérales, ont amorcé un changement tectonique de posture. Leur virage à cent quatre-vingts degrés sur la valeur de la liberté d'expression et de la démocratie participative constitue l’exemple paradigmatique d'un processus de mise au rebut définitif du libéralisme [1] classique devenu obsolète, au profit d’une adhésion san réserve au technocratisme gestionnaire total - un processus que nous explorerons bientôt en détail. Cela nous amène à nous interroger sur les causes de ce soudain revirement.
Révolte du Public, Révolte de l'Elite
Lorsqu’on cherche à expliquer pourquoi les élites managériales ont cessé tout d’un coup d’avancer masquées en abandonnant tout ce qui demeurait de leur respect feint pour les anciennes valeurs américaines, la première raison qui vient à l’esprit est tout simplement une réaction de panique. Les élites gestionnaires ont eu la peur de la vie lorsqu’elles ont cru avoir perdu le contrôle de la situation à un moment bien précis, correspondant à l’année 2016, lorsque le socialiste autoproclamé Bernie Sanders a failli triompher d’Hillary Clinton lors des primaires du Parti démocrate, lorsque les britanniques ont décidé qu'ils en avaient assez de l'UE et, plus scandaleux encore, lorsque le trublion Donald Trump a remporté l'élection présidentielle américaine. Rien de tout cela n'était censé se produire ; dans chaque cas, on s'attendait à ce que les gens votent correctement, conformément aux prédictions des élites, mais ce n'est pas ce qui s'est passé. Pire encore, la colère de ces peuples qui votaient mal exprimait sans équivoque un rejet de l’emprise de la classe professionnelle managériale sur leur existence.
Cette séquence a été qualifiée par l'ancien analyste de la CIA, Martin Gurri, de "révolte du public". Selon Gurri, l’effondrement mondial de l'autorité et de la légitimité des institutions d'élite est l’effet de la révolution numérique. Celle-ci a bouleversé les hiérarchies existantes en sapant la capacité des gardiens traditionnels de l'élite (comme les médias traditionnels) à contrôler totalement l'accès à l'information et à gérer le monopole de l’élite managérial sur les récits publics. Ce déclin des gardiens du temple a contribué à exposer les échecs personnels, institutionnels et politiques de l'élite, ainsi que sa corruption généralisée, en même temps qu’il a jeté une lumière crue sur la réalité plus large selon laquelle le système managérial lui-même fonctionne avec peu ou pas de réelle participation du public et sans responsabilité vis-à-vis de lui. Cette perte a alimenté la frustration et la colère publiques face aux problèmes endémiques et croissants posés par le maintien du statu quo. Des mouvements politiques capitalisant sur la colère montante se sont engouffrés dans la brèche pour présenter des défis démocratiques à l'establishment.
Mais pour l'élite managériale, la nature de cette révolte est encore plus menaçante que ce que suggère la synthèse de Gurri. En Occident, cette rébellion populaire des sans-grades n'est pas seulement dirigée contre la technocratie gestionnaire au pouvoir, mais, de manière critique, elle a été menée précisément par les ennemis de classe historiques de l'élite managériale, que sont les vestiges de la vieille classe moyenne bourgeoise.
Le pire des cauchemars de cette élite était en train de se réaliser. Elle pensait avoir définitivement brisé et renversé l'ancien ordre. Et voilà que celui-ci renaissait de ses cendres et ressurgissait des limbes de l’histoire pour prendre sa revanche et ramener le monde dans les ténèbres des temps précédant l’avènement du règne éclairé de la gestion, qui avait apporté le mot de progrès au monde. La perspective d'un véritable retour du pouvoir entre les mains de ses ennemis traditionnels était perçue par la classe professionnelle managériale comme une menace existentielle à son pouvoir.
Dans tout l'Occident, l'élite managériale est donc immédiatement entrée dans un état d’hystérie face au danger prétendument posé par le "populisme" et a lancé sa propre contre-insurrection, déclarant un état d'exception schmittien dans lequel toutes les règles et normes habituelles de la politique démocratique devaient être suspendues afin de répondre à cette "crise" existentielle. Certains ont même ouvertement commencé à se demander s’il ne fallait pas tout bonnement suspendre la démocratie afin de la sauver.
"Il est temps pour les élites de se soulever contre les masses ignorantes", proclamait ainsi le journaliste du New York Times Magazine, James Traub, dans un article emblématique paru en 2016 dans le magazine Foreign Policy. Cette opinion est rapidement devenue une vue ouvertement et fièrement adoptée par des pans entiers de l’élite managériale, qui n'hésitait plus à exprimer sa frustration à l'égard de la démocratie et de ses électeurs. ("Ai-je dit 'ignorantes'? Oui, vous avez bien entendu. Il faut clamer haut et fort que les masses se sont trompées et que la tâche du leadership est de les remettre sur le chemin de la raison", ajoutait Traub.) "Trop de démocratie tue la démocratie", surenchérissait un article de 2019 dans le magazine néoconservateur The Bulwark, plaidant pour que les nations occidentales acceptent leur "potion technocratique amère" et établissent "un pacte politique, social et culturel qui rende inutile la participation du grand nombre."
Cependant, quels que soient les traits sous lesquels s’incarnait ce cauchemar, dont l’homme aux cheveux orange n’était que la manifestation la plus spectaculaire, cette succession d’évènements rapprochés ne saurait à elle-seule expliquer la révolte des élites. En réalité, il faut remonter à plus d’un siècle auparavant pour retracer la généalogie en ligne directe de la réaction intense et ouvertement anti-démocratique des élites face aux révoltes populistes apparues en 2016. Cette réaction s’inscrit en effet dans un complexe beaucoup plus profond d’anxiétés, de rêves et d’obsessions gestionnaires.
Démocratie et « Démocratie »
Plus précisément, il faut remonter à l’année 1887 lorsque Woodrow Wilson estimait que le problème dont souffrait l’Amérique était un trop-plein de démocratie, à laquelle il fallait substituer la "science de l'administration". "L'État démocratique,” écrivait alors celui qui n’était encore qu’un jeune professeur de science politique, dans ce qui deviendrait son ouvrage universitaire le plus remarqué, L'étude de l'administration, “n'est pas équipé pour supporter ces énormes charges d'administration que les besoins de cette ère industrielle et commerciale génèrent si rapidement.”
Profondément influencé par le darwinisme social et l'eugénisme2, et ne faisant aucun mystère de son mépris pour l'idée d'être “tenu par les doctrines défendues par les signataires de la Déclaration d'Indépendance” (“beaucoup de sottises... au sujet des droits inaliénables de l'individu”), et ne témoignant d’aucune patience pour le tropisme de la Constitution en faveur de l'idée de “checks and balances” (freins et contrepouvoirs), Wilson estimait que l'État américain devait évoluer ou périr. Pendant trop longtemps, il avait été “pétri des habitudes” du constitutionnalisme et de la politique participative ; mais le monde complexe en train d’advenir n’avait aucune place pour de telles notions désuètes, qui devenaient “d’une bien moindre importance pratique immédiate que les questions d'administration.”
Affirmant l’urgente nécessité de “comparaisons dans le domaine de la gouvernance”, il exhorta la classe dirigeante américaine à observer ce qui se passe à l’échelle du monde entier et à constater que “l'administration investit partout de nouveaux domaines” et que “l'idée de l'État et le devoir qui en découle sont en train de changer très fortement”. L'Amérique devait changer aussi. “Observant chaque jour de nouveaux champs de compétence que l'État devrait investir, la prochaine étape est de concevoir clairement comment il devrait le faire”, écrivit-il. C'était aussi simple que ça.
Mais qu’entendait au juste Wilson par “administration”? “L'administration se situe en-dehors de la sphère proprement politique”, répondait-il. “Les questions administratives ne sont pas des questions politiques.” Toutes les affaires de l'État moderne, tous ces “nouveaux champs de compétence que l'État devrait investir”, devraient être mis à l’écart des interférences vulgaires de la politique – c'est-à-dire soustraits à la sphère du débat, des choix ou des responsabilité démocratiques – et confiés en lieu et place à une classe élevée d'hommes éduqués dont la “profession” à temps plein serait de gouverner la populace. Ce que Wilson proposait explicitement n’était autre que le règne de la “classe universelle” décrite par Hegel : une classe d'experts “fonctionnaires” toute-puissante, éminemment bienveillante, lesquels grâce à leurs cerveaux puissants et en se basant sur des principes universels dérivés de la Raison, pouvaient déterminer et agir de manière exclusive dans l'intérêt universel de la société avec beaucoup plus de précision que les masses ignorantes et rustres.
Selon Wilson, l'opinion du public réel n'était rien d'autre qu'une “vulgaire nuisance, des mains calleuses posées sur des machines délicates”. Dans l'ensemble, le concept d’administration impliquait en effet de gérer le gouvernement comme une machine, dont le public ne devrait pas être autorisé à enrayer les rouages. De plus, les machines ont besoin d'ingénieurs, ce qui signifie qu’ “il sera nécessaire d'organiser la démocratie en envoyant vers... la fonction publique des hommes armés des savoirs techniques nécessaires à la défense des valeurs d’une société libérale.” Dans un très proche avenir, suggérait-il, “une fonction publique de haute technicité deviendra un impératif catégorique”, inaugurant le règne sans partage de la classe gestionnaire.
Les remèdes proposés par Wilson étaient, pour une large part, le produit de son fétichisme personnel pour l'Allemagne. Plus précisément, il souhaitait que l'Amérique importe le modèle politique qui l'avait le plus impressionné lors de ses propres “études comparatives en gouvernement” : l'État administratif prussien d'Otto von Bismarck, surnommé le “Chancelier de fer”. Pour Wilson, le système prussien représentait en effet le meilleur modèle possible afin de maximiser la marche du progrès. A la fois parlementaire et autoritaire, il combinait avec certitude, régularité et efficacité les avancées économiques et sociales les plus éclairées de l'époque – le premier État-providence, des programmes d'éducation de masse et une Kulturkampf (“guerre des cultures”) menée par l'État contre l'Église catholique et toutes les forces réactionnaires. Plus important encore, il avait développé une bureaucratie professionnelle (c'est-à-dire une “fonction publique”) de gestionnaires à laquelle on avait confié le pouvoir et la marge de manœuvre afin de présider aux destinées du pays selon des lignes rationnelles et “scientifiques”. Deux décennies plus tard, Wilson allait avoir l’occasion de mettre l’Amérique sur la voie d’une expérimentation semblable à ce modèle.
Ayant fait campagne en partie sur la promesse de mettre le pouvoir de l’Etat au service de ce qu'il nommait la “Nouvelle Liberté” de la justice sociale universelle, Wilson s'est frayé un chemin au pouvoir en 1912 en tant que premier, et fort heureusement, le seul professeur de science politique jamais élu président des États-Unis3. Il est parvenu aux manettes en s'appuyant sur le nouveau mouvement progressiste américain, lequel était largement inspiré du parti progressiste allemand alors à la mode. Ce dernier était en effet parvenu à fédérer habilement les capitaines de l’industrie allemande, les hauts fonctionnaires de l’État et l'intelligentsia universitaire (surnommée ensemble les Kathedersozialisten, ou les “socialistes de la chaire”). Agissant de concert, ceux-ci avaient pu faire avancer le genre de réformes sociales et économiques descendantes pour le plus grand bénéfice du grand nombre. En accédant à la présidence des Etats Unis, Wilson réalisait son rêve d’importer en Amérique le modèle allemand.
Au cours de sa présidence (1913-1921), et profitant en particulier de l'occasion offerte par la crise de la Première Guerre mondiale, Wilson présida à la première grande vague de centralisation de la révolution gestionnaire américaine, jetant les fondements de la bureaucratie administrative moderne du pays, notamment en imposant le premier impôt sur le revenu fédéral et en créant le système de réserve fédérale, la Commission fédérale du commerce (Federal Trade Commission) et le département du Travail4.
Wilson s’est en outre distingué dans son exercice du pouvoir comme, sans doute, le dirigeant le plus autoritaire de l'histoire américaine, criminalisant l’usage de la parole par ses lois sur l'espionnage et la sédition, mettant en place une censure de masse par le biais du service postal, créant un ministère dédié à la propagande (le Comité de l'information publique), et instrumentalisant son procureur général afin d’engager de vastes poursuites contre ses opposants politiques, dont nombre furent emprisonnés. Plus de dissidents ont été arrêtés ou emprisonnés aux Etats Unis en deux ans de guerre sous Wilson qu'en Italie sous Mussolini durant l'ensemble des années 1920.
Mais l'héritage le plus important de Wilson tient dans l’engagement du processus d'“organisation de la démocratie” en Amérique de la façon dont il l'avait rêvé en tant qu'universitaire : une “classe universelle” de gestionnaires disposant du pouvoir exclusif d’interpréter la véritable volonté du peuple et de gouverner en son nom. La démocratie cessait ainsi d’être brouillonne, pour devenir de plus en plus gérée, prévisible et scientifique. À partir de ce moment-là, la définition même de la démocratie a commencé à évoluer : la “démocratie” cessait de signifier l'autogouvernement par le démos - le peuple - exercé au moyen du vote et des élections ; elle signifiait désormais les institutions, les processus et les objectifs progressistes de la fonction publique gestionnaire elle-même. À son tour, l’ancienne définition matérielle de la démocratie devenait le “populisme”. Protéger la sacralité de la “démocratie” nécessitait désormais de protéger l'État gestionnaire du démos en rendant le gouvernement moins démocratique.
Aujourd'hui, cette vision de “démocratie gérée” (également appelée “démocratie dirigée”) est une forme de gouvernement très louée par les élites du monde entier. Dans ses incarnations les plus bienveillantes, cela donne des régimes opérant selon une logique d’ordre dans des pays comme Singapour et l'Allemagne, où le peuple a encore le droit de vote, mais où une véritable opposition à la politique du gouvernement n'est pas tolérée. Dans un tel système, le peuple doit se contenter que ses opinions soient “écoutées” par sa classe politique-administrative, mais la vox populi peut toujours être évaluée et écartée si elle représente un danger pour la “démocratie” et ses intérêts. Ici, la vieille question de Wilson sur la manière de “rendre l'opinion publique efficace sans la laisser devenir encombrante” dans les affaires du pays semble avoir trouvé une solution.
Le pays qui a poussé cette logique à sa conclusion la plus extrême est sans conteste la République populaire de Chine. Nonobstant la complète suppression du vote populaire en Chine, le régime se présente toujours comme une démocratie (c'est ce que dit sa constitution !). Au lieu d'élections, le Parti (qui existe à la seule fin de représenter éternellement le peuple) évalue rigoureusement la volonté et les intérêts des masses par le biais d'un processus de consultation et de délibération internes qu'il appelle “la démocratie populaire intégrale” – également nommée, sous une forme abrégée, la “démocratie consultative.”
En termes d’efficacité managériale, la démocratie consultative présente de sérieux avantages par rapport au modèle traditionnel, expliquant pourquoi elle est depuis longtemps admirée par les élites occidentales. Par exemple, le premier ministre canadien, Justin Trudeau, a déclaré : “J'ai un certain niveau d'admiration pour la Chine, parce que leur dictature leur permet de faire un virage économique soudain et de dire nous devons prendre sans délai le virage vert” (de façon typique, il a seulement omis de qualifier la Chine de démocratie au lieu de dictature). On peut aussi citer l’homme qui murmure à l’oreille des élites, le chroniqueur du New York Times Thomas Friedman, du New York Times, qui écrivait : “Si seulement l’Amérique pouvait être la Chine. Rien qu’une journée !” afin que l'État puisse “vous savez, décréter les changements radicaux ... dans tous les secteurs, de l'économie à l'environnement”. Dans l'ensemble, ressembler davantage à la Chine, ne serait-ce que pour un certain temps, serait très pratique, car, comme l'a expliqué Friedman dans son livre La Terre perd la boule : Trop chaude, trop plate, trop peuplée, “une fois que ces directives auraient été décrétées du sommet, nous aurions surmonté le pire aspect de notre démocratie, l’incapacité de prendre des décisions majeures en temps de paix, et le jour suivant, nous pourrions jouir de la meilleure partie de notre démocratie (le pouvoir de notre société civile de faire respecter les règles gouvernementales et le pouvoir de nos marchés d'en tirer parti).”
Le pouvoir des décideurs à l’intelligence suprême de faire progresser les choses en décrétant des changements radicaux ; la “minorité civilisée” capable de consolider et de faire respecter les directives émanant du sommet de l'État ; les marchés capables de générer un profit bénéficiant à tous grâce aux réformes initiés au sommet : comme l'indique Friedman, la démocratie consultative offre tous les avantages de la “démocratie” sans ses inconvénients. Aucun risque que des gueux populistes ne viennent faire dérailler la locomotive délicate avec leurs manières de rustres! Personne ne devrait être surpris par la fascination des élites managériales occidentales pour cette vision et les nombreux avantages qu'elle offre (aux élites), expliquant pourquoi elles se sont précipitées partout avec toujours plus d’ardeur afin de l'adapter et la mettre en œuvre chez elles le plus rapidement et le plus largement possible sans en subir les conséquences. Wilson serait fier.
Cependant, nos décideurs éclairés comprennent également que cet agencement institutionnel ne saurait à lui-seul suffire à protéger la “démocratie”. Ayant maintes fois fait l’expérience de l’irréductibilité du peuple à accueillir sans réserve leur sagesse, ils ont depuis longtemps tiré une autre conclusion implicite de leur expérience : le défi fondamental de la “démocratie” n'est pas la structure du gouvernement, mais le démos - l'homme ordinaire lui-même. Il est un problème qui nécessite une solution à un niveau beaucoup plus profond. Rendre le démos sûr pour la “démocratie” nécessiterait son remplacement par un homme entièrement nouveau et plus sûr.
M. Science et le Nouvel Homme
Le célèbre psychologue, philosophe instrumentaliste et éducateur progressiste américain John Dewey débarqua en Chine le 1er mai 1919, trois jours seulement avant le début du Mouvement du 4 mai, une vague anti-traditionaliste qui avait éclaté à la suite de manifestations étudiantes à Pékin et devait devenir une croisade pour transformer radicalement la nation. Deux ans plus tard, en 1921, ce mouvement donnait naissance au Parti communiste chinois. Le slogan du mouvement étudiant appelait la Chine à embrasser “M. Science” et “M. Démocratie”, et avec l'arrivée de Dewey, il semblait que M. Science en personne était descendu sur terre. Chen Duxiu, le co-fondateur du PCC, estimait en effet que Dewey incarnait parfaitement l'esprit du mouvement. Mao Zedong pensait que sa théorie éducative "méritait d'être étudiée"5. Elevé au rang de héros progressiste et modernisateur, Dewey a sillonné la Chine pendant plus de deux ans, donnant plus de deux cents conférences devant des foules rassemblant des milliers de fans enthousiastes. Bon nombre de ces conférences ont ensuite été traduites, devenant des best sellers distribués dans tout le pays. Dewey était adulé comme un “second Confucius,” gagnant son surnom de Dewey Du Wei, ou Dewey le Grand.
Dewey Le Grand en Chine
Dewey le Grand avait déjà contribué à transformer l'Amérique. Phare du mouvement de l’éducation progressiste américain naissant, il avait avec succès mené la charge de la refonte complète du système éducatif américain, transformant les facultés de liberal art à travers du pays en copies des nouvelles “universités de recherche” centralisées à l'allemande, et révisant de fond en comble la mission et la pédagogie de l'éducation publique. Alors que la mission des institutions d’enseignement occidentales avait pendant des siècles été la transmission culturelle et la formation du caractère des étudiants grâce à l'étude des humanités et des vertus classiques, Dewey estimait que cette approche était dépassée et, au fond, immorale. Influencé par la nouvelle philosophie du positivisme logique, il jugeait que le maintien des étudiants dans une foi en une vérité objective et en des notions arbitraires de bien et de mal était nuisible, postulant que c'est l'individu lui-même qui s'adonne à la “construction du bien”. Le système éducatif devait donc abandonner sa tradition séculaire au profit, notamment, de la formation des étudiants aux compétences techniques nécessaires afin de prospérer dans la société industrielle moderne, notamment et surtout leur apprendre “comment penser” de manière rationnelle et scientifique.
Bien entendu, à l’instar de ce qu’ils remplaçaient, Dewey et ses disciples ambitionnaient de façonner le caractère des enfants américains, mais d'une manière différente de l'ancien ordre. Pour Dewey, qui croyait que la démocratie n'était pas une forme de gouvernement mais un projet éthique, fusionner le gouvernement et la méthode scientifique était la seule voie possible pour accomplir le progrès politique et humain. Mais il fallait au préalable transformer les esprits des électeurs en démocratie.
Dewey jugeait que l'éducation publique était “la méthode fondamentale du progrès et de la réforme sociale” précisément parce que, écrivait-il, elle était “la seule méthode sûre de reconstruction sociale”. Par ce dernier concept, Dewey entendait la réingénierie de la société. Frank Lester Ward, qui fut le professeur et le mentor de Dewey (et le premier président de l'Association américaine de sociologie), était encore plus direct : dorénavant, disait-il, l’éducation formelle devait se donner pour tâche l’engagement d’“un processus systémique de fabrication d'opinions correctes” dans l'esprit du public. (Elle devait donc, ajoutait-il, être placée sous le contrôle exclusif du gouvernement, car “le résultat désiré par l'État est complètement différent de celui désiré par les parents, les tuteurs et les élèves”.)
Reconstruire la société selon des lignes scientifiques nécessitait de refaçonner les hommes afin qu'ils s'adaptent à leur nouvelle machine. Une société reconstruite nécessitait un individu reconstruit : un Nouvel Homme, libéré de toutes les superstitions primitives de son passé et des irrationnalités chaotiques de sa nature antérieure. Dewey et les acteurs de son mouvement en faveur de l’éducation progressiste poursuivaient donc un projet anthropologique, dont ils se percevaient comme les accoucheurs. Ayant acquis une influence déterminante grâce à la présidence de Wilson (qui avait exprimé son propre désir “de rendre les jeunes gens de la génération montante aussi différents que possible de leurs pères”), Dewey et ses collègues n'ont eu de cesse de poursuivre cet objectif en révolutionnant d'abord le système éducatif afin de rendre les générations futures plus malléables, les intimant systématiquement à congédier leur passé et leurs loyautés traditionnelles et déconstruisant la totalité de leur vision du monde.
Dans le même temps, Mao poursuivait un projet identique avec une ardeur sans pareille. Les progressistes américains du début du XXe siècle, tels que Dewey et Wilson, avaient pris l'habitude de désigner la Chine et le peuple chinois comme merveilleusement “plastiques”, des êtres particulièrement aptes à être façonnés à volonté par les mains de “forts et capables Occidentaux”, comme le pensait Wilson en 1914. Ils pensaient que le pays pouvait servir de laboratoire idéal à l'expérimentation sociale. Mao abondait dans leur sens. Le peuple chinois, se plaisait-il à dire, était “premièrement, pauvre, et deuxièmement, vide” - c'est-à-dire la page blanche rêvée pour sa vision communiste. Au vu des millénaires de riche histoire et de culture traditionnelle des chinois, c’est éminemment contestable, comme en attestent les efforts considérables que cette entreprise d’effacement complet des mémoires demandera à Mao.
Il s'est attelé à cette tâche au travers du processus qu'il a nommé la “Réforme de la Pensée”. D'abord expérimentée dans le camp communiste isolé de Yan'an en 1942-43, puis étendue, à grand renfort de contrainte, à l'ensemble de la Chine dans les années 1950 après la prise de pouvoir du Parti communiste chinois, la Réforme de la Pensée reposait sur l'endoctrinement, la pression publique et la terreur afin de produire des individus entièrement serviles et facilement contrôlables. Explicitement fondée sur de nouvelles théories de conditionnement psychologique pavlovien importées d'URSS et très admirées par Mao, la réforme de la pensée employait toujours la même méthode singulière : d'interminables heures de groupes d' “études” et de “discussion” proscrivant le silence ; des “autocritiques” répétées et la rédaction de confessions, prétendument pour “mettre son cœur sur la table” au nom de l'amélioration collective bienveillante et de l'éducation ; l'encouragement des voisins et des collègues à signaler les prétendus défauts, méfaits et mauvaises pensées de leurs prochains ; la séparation des personnes en classes ou groupes selon une ligne de fracture entre “bons” et “mauvais” ; l'isolement une par une de cibles et la “persuasion” de leurs anciens amis et alliés de participer à une attaque simultanée à leur encontre ; des réunions de “combat” de masse conçues pour submerger et humilier la cible, et pour transformer une purge en spectacle public et administrer des leçons ; des excuses forcées et humiliantes, suivies d'une “clémence” temporaire et de la rédemption ou du rejet et de la destruction de l'individu comme avertissement envers les autres ; des répétitions cycliques autour de la persécution de nouvelles cibles.
Il importait peu que la personne ciblée soit coupable ou innocente de quoi que ce soit, ou qu’elle soit loyale ou déloyale. Le but n'était pas de convaincre ou de persuader quiconque. Ce n'était pas l’objet. Comme l'a observé un témoin après avoir vu un cadre du Parti communiste chinois enthousiaste et loyal être impitoyablement persécuté : “Ce n'est que plus tard que j'ai compris que les communistes étaient parfaitement conscients de [sa] loyauté envers leur cause et qu'ils étaient également conscients qu'après la “réforme”, il était devenu insensible. Ils étaient parvenus à le terroriser si profondément qu'à partir de ce moment-là, quelles qu’aient pu être ses pensées, il parlait et agissait exactement comme les communistes le souhaitaient. Dans son nouvel état, les communistes se sentaient alors en confiance et en sécurité en sa présence6”.
Cette méthode de conditionnement était associée à un effort visant à créer un environnement d'information entièrement contrôlé et totalement fluide, où personne ne pouvait être tout à fait sûr de ce qui était vrai ou “correct” à un moment donné. Le journalisme et la littérature étaient strictement censurés. La satire était interdite. Les chercheurs et les éducateurs devaient réviser à plusieurs reprises leurs travaux pour les conformer à la dernière orthodoxie. Certains réécrivaient leurs propres articles et livres des dizaines de fois, voire les abandonnaient complètement. Les livres en général étaient des sources d'information trop stables pour être autorisées et étaient détruits, de même que d'immenses réservoirs de connaissances et d'archives historiques de la Chine, à une échelle presque inimaginable. À Shanghai, par exemple, 237 tonnes de livres ont été détruites en seulement deux mois en 1951. À Shantou, en mai 1953, l’incinération de quelque 300 000 volumes représentant “les vestiges du passé féodal” a nécessité trois jours de feu de joie. Les organes de propagande du parti sont devenus la seule source d'information autorisée, et chacun a rapidement découvert que, pour sa propre sécurité, il n'avait d'autre choix que de les suivre de près afin de tenter de rester au fait de la “ligne du parti,” elle-même en constante évolution.
Egalement connu sous le nom de “xinao” (洗脑, littéralement : “laver les cerveaux”), ce processus de contrôle et d'endoctrinement idéologique total devait acquérir une bien plus grande notoriété lors de la Révolution culturelle. Mais dès l’origine, il exprimait l’essence du maoïsme. La raison est que cela marchait admirablement, comme en attestent les témoignages des journalistes étrangers autorisés à visiter Yan'an en 1944, lesquels relevaient une constante et “suffocante atmosphère d'intensité nerveuse.” Tandis que “la plupart des gens avaient un visage et des expressions très graves” remarquaient-ils, personne d'autre que les dirigeants de haut rang comme Mao ne plaisantait jamais. “Si vous posez la même question à vingt ou trente personnes, des intellectuels aux ouvriers, leurs réponses sont toujours plus ou moins les mêmes”, s'émerveilla un observateur. “Même sur les choses de l'amour, les positions semblent avoir été arrêtées lors de réunions7”. Avec le temps, l'ensemble du pays devait finir par vivre au diapason du même état de conformité étouffante.
La Réforme de la Pensée a sans doute été le processus d'endoctrinement idéologique le plus complet et le plus dramatique jamais entrepris. Elle a également été mené d’une façon incroyablement violente et déstabilisante, entrainant des millions de morts rien que pendant les premières campagnes de réforme et de “rectification” de Mao. Cette brutalité aurait sans aucun doute choqué Dewey et les sensibilités intellectuelles progressistes. Mais ce dernier poursuivait exactement le même objectif fondamental : détruire si complètement les anciennes façons de vivre et de penser des gens que la nature humaine puisse être abolie et qu'un Nouvel Homme et une Nouvelle Société puissent naître sur les ruines de l’ancien ordre8 Cette vision utopique totalisante, totalement intégrée au communisme, est tout simplement l'expression ultime de la pulsion idéologique implacable du managérialisme à “redessiner rationnellement” le monde entier et à le contrôler, ainsi que tout ce qui s'y trouve comme on le ferait avec une machine.
Il est cependant vrai que la méthode brutale de Mao était particulièrement grossière. Dans le managérialisme plus doux de l'Occident, l'effort visant à construire politiquement un Nouvel Homme plus sûr et plus conforme s’est fait au moyen de méthodes bien plus subtiles, sophistiquées et douces pour “laver les cerveaux”.
L'État thérapeutique et la menace intérieure
L'Allemagne et le Japon ont capitulé en 1945, mais la Seconde Guerre mondiale n'a pas pris fin. Le libéralisme managérial avait mené avec succès sa première guerre idéologique mondiale, mais une fois que les canons avaient cessé de rugir, la lutte idéologique ne faisait que commencer. L'Europe, et le territoire américain lui-même, n'en étaient qu’aux débuts de leur véritable libération. Le problème était le suivant : bien qu’en apparence vaincu sur le champ de bataille, le fascisme survivait, terré dans l'esprit de chacun. Pour l'éradiquer réellement, il fallait réformer la psyché de populations entières.
Du moins, c'était la conclusion du mouvement politico-psychanalytique dirigé par le Freudo-marxiste allemand autoproclamé Wilhelm Reich, lequel était convaincu que les travailleurs allemands étaient enclins à l'autoritarisme en raison de leur sexualité "refoulée" de manière malsaine et de leur attachement non moins malsain aux rôles de genre traditionnels. Les masses laborieuses ne pourraient être réformés et leurs psychés ne pourraient être rendues sûres pour la démocratie libérale qu’une fois que celles-ci auront été libérées du joug de la répression sexuelle (Reich est l’inventeur de l’expression de “révolution sexuelle”) et une fois qu’auront été anéanties la structure rigide de la famille et l'autorité de sa figure patriarcale – c’est à dire le Führer.
Comme l'a exposé avec talent Matthew Crawford, en présentant la société comme étant structurellement, non seulement politiquement ou économiquement injuste, mais surtout psychologiquement “malade”, Reich et ses collègues Freudo-marxistes avaient mis au point “un programme politique réclamant une révolution morale, opérant au plus profond de l'individu”. Le fer de lance de la véritable révolution marxiste accomplie devait être, non pas par le prolétaire en grève, mais le psychothérapeute professionnel9.
Pendant la guerre, les idées de Reich ont acquis une certaine notoriété au sein de l'élite intellectuelle managériale libérale éduquée qui peuplait les rangs supérieurs des services de sécurité américains, en particulier au sein de l'OSS (précurseur de la CIA). Son projet politique-thérapeutique freudien a rapidement été adopté par la Commission alliée dirigée par les États-Unis en tant que partie intégrante de la “dénazification” de l'Allemagne occupée par le gouvernement militaire tout-puissant. Les départements de psychologie et de sociologie des universités allemandes ont recruté en masse des chercheurs émigrés, souvent sélectionnés dans les rangs des Freudo-marxistes et parmi les théoriciens critiques intellectuellement proches de l'École de Francfort, lesquels ont été transformés en artisans de la promotion d’un programme de rééducation de masse des Allemands. Le but était tout simplement “la transformation mentale de l'être humain allemand”, comme le proposait Max Horkheimer, le dirigeant de l'École de Francfort.
Ce projet a ensuite été immédiatement réimporté en Amérique. Avant même la fin de la guerre, le gouvernement américain a commencé à financer et à faciliter une nouvelle vague de recherches en psychologie, emmenées par des psychanalystes européens réfugiés. Par exemple, le département de la guerre a procédé à des études sur les soldats démobilisés, sous-traitant ces recherches à des psychanalystes qui attribuaient les défaillances psychologiques au combat non pas au stress aigu, mais aux effets de la répression vécue dans leur vie familiale conservatrice au stade de l'enfance. Le plus influent de ces travaux a été réalisé par Theodor Adorno de l'École de Francfort, qui a élaboré un nouveau modèle d'évaluation psychologique appelé l'échelle “F” (“F” signifiant Fasciste).
L'échelle “F”, qu'Adorno a sortie de son chapeau, était un questionnaire évaluant l'adhésion des sujets aux croyances et aux valeurs ordinairement rattachées au conservatisme ou à la droite en général (comme la religiosité, la croyance en des différences de genre inhérentes ou en général le "conformisme", c'est-à-dire la “conformité aux normes et aux valeurs sociétales traditionnelles de la classe moyenne”). Le sujet adhérant à ces valeurs était classé comme exhibant des preuves de sympathies fascistes latentes. Adorno et ses disciples étant des marxistes, l'enquête classait initialement les sujets sur un axe révolutionnaire/autoritaire (l'opposition à la révolution étant “l'autoritarisme”), mais pour mieux répondre à leurs sponsors américains, la catégorisation a été réorganisée autour d’une distinction entre propensions autoritaires et “démocratiques”. Plus tard, cette “recherche” a servi de base à “La personnalité autoritaire” (1950), un ouvrage qui est devenu l'un des travaux de psychologie les plus influents jamais écrits, structurant toute la direction de décennies de recherche psychologique aux États-Unis et fondateur des croyances des mouvements de contre-culture de gauche des années 1960 (et au-delà). Plus important encore, l’échelle F a accompli un exploit spectaculaire de jiu-jitsu politique-linguistique en établissant avec un succès indéniable un rapport d’équivalence entre le populisme démocratique conservateur et la compréhension publique du fascisme – en réalité l'essence même d'un régime gestionnaire technocratique dur, obsédé par l'exploitation de la fusion État-entreprise afin de promouvoir la force collective, l'efficacité homogène et le progrès scientifique de haut en bas.
A l’aune de cette nouvelle définition, des poches de sympathies fascistes pouvaient alors être découvertes partout aux États-Unis. Comme l’a raconté Martin Bergmann, psychothérapeute de l'armée américaine de 1943 à 1945, dans un documentaire de la BBC en 2002, “Le siècle du Moi”, les tournées d'évaluation effectuées par les psychologues de l’Etat fédéral dans la middle America, afin d’enquêter sur “ce qui se passe dans toutes ces petites villes” situées à l’écart des côtes civilisées, ont révélé “un pays beaucoup plus problématique” qu'ils ne l'avaient jamais imaginé. Les psychologues du gouvernement fédéral ont découvert un archipel entier de familles de la classe moyenne élevant de futurs petits amoureux du Führer.
Le gouvernement américain s'est tourné vers les experts pour leur demander comment contrôler cet ennemi intérieur dangereux. Selon Bergmann, leur réponse était qu’il fallait “construire un être humain capable d'internaliser les valeurs démocratiques,” un Nouvel Homme libéral-démocrate. “La psychanalyse portait en elle la promesse de cette réalisation”, raconte-t-il. “Elle a ouvert de nouvelles perspectives sur la manière dont la structure interne de l'être humain peut être modifiée afin qu'il devienne un partisan et un soutien plus vital et plus libre de la démocratie”.
Le gouvernement américain a ainsi “érigé l'antifascisme au statut de mandat plus large de transformation morale et sociale”, expose Crawford. Soudain, “la vie intérieure des Américains devenait quelque chose qui devait être géré. L'antifascisme aux États-Unis était devenu une science d'ajustement social opérant dans la profondeur de la psyché, modelée sur l'effort parallèle du gouvernement d'occupation en Allemagne”.
En 1946, le président Truman a déclaré une crise de santé mentale aux États-Unis et le Congrès a adopté le National Mental Health Act, donnant à une branche de l'État administratif - les National Institutes of Health - la mission de gérer l'état psychologique des Américains. Des centaines de nouveaux psychanalystes ont été formés et dépêchés aux quatre coins de l'Amérique pour mettre en place des “centres de conseil psychologique” maillant le territoire. Les thérapeutes, les conseillers et les travailleurs sociaux ont commencé à s'immiscer dans tous les aspects de la vie familiale, scolaire et professionnelle.
L'État thérapeutique était né. Désormais, la gestion de la vie mentale et émotionnelle des Américains devenait une responsabilité, non plus seulement de l'individu et de sa communauté sociale immédiate, mais de l'État et de sa “minorité civilisée.” Le projet de conditionnement de Dewey s'était étendu de l'enfant à l'ensemble de la population adulte. Cela correspondait bien sûr parfaitement à l'impératif fondamental du régime managérial, qui cherche constamment à investir de plus en plus d'aspects de l'existence dans l'étreinte attentionnée de son expertise frénétique. Mais l’essor de l'État thérapeutique permettait également à l'élite gestionnaire de marginaliser encore davantage, voire de pathologiser, ses ennemis de la classe moyenne américaine. Désormais, les gueux n'étaient pas seulement arriérés, ils étaient mentalement brisés et instables. Ce n’est qu’en stérilisant leur psyché et en les forçant à adopter en masse les pensées, les croyances et les modes de vie progressistes de la classe gestionnaire professionnelle que l’on pourrait espérer les guérir.
Comme l'a noté Christopher Lasch dans son livre de 1991 sur le progressisme, "Le vrai et le seul paradis", Adorno et son héritage thérapeutique remplaçaient « un idiome politique par un idiome médical, et reléguait un pan entier de questions controversées dans le domaine clinique – dans l’étude “scientifique” par opposition au débat philosophique et politique. Cette méthode avait pour effet de rendre superflue toute discussion sur les valeurs des questionnements moraux et politiques.” Dès lors, seule l’irrationnalité caractéristique des fous pouvait désormais expliquer le désaccord avec le projet managérial progressiste. Tout comme sous le communisme en Chine et en Union soviétique, la dissidence devenait négligeable en tant qu’elle ne pouvait être que l’expression d’une déviance.
Et la déviance signifiait le fascisme. Ainsi, devant le danger imminent de la bourgeoisie de petite classe moyenne se mettant à marcher au pas de l’oie à tout moment, une distinction entre amis et ennemis devenait une nécessité : on était soit rationnellement en faveur du gestionnaire progressiste – c’est-à-dire la “démocratie libérale” - soit contre, et donc automatiquement un allié irrationnel de l'autoritarisme et une menace dangereuse pour la société. “L'antifascisme” pouvait désormais revêtir le même sens et la même fonction que sous Mao : caractériser tout opposant au projet révolutionnaire du régime managérial comme quelqu'un qu'il était nécessaire de détruire préventivement, et non avec lequel il faudrait débattre.
Car si “toute la période post-fasciste est une période de danger actuel et imminent”, comme l'a affirmé Herbert Marcuse de l'École de Francfort (lequel a travaillé directement pour l'OSS de 1943 à 1950) dans son essai phare “La tolérance répressive”, alors c’est toute la tradition américaine des droits de l’homme et de la neutralité axiologique libérale qu’il convenait de mettre sur le banc des accusés afin de prévenir la résurgence du fascisme. Et Marcuse d’ajouter qu’une véritable “tolérance libératrice” commandait alors de “priver du droit à la tolérance les mouvements régressifs, et d’observer une tolérance discriminatoire en faveur des tendances progressistes”. Dès lors, l’accomplissement du progrès et de la justice nécessiteraient “la suppression des droits fondamentaux de ceux qui entravent leur exercice” (c'est-à-dire “les mouvements de droite”). Pendant ce temps, “une véritable pacification [des pré-fascistes] nécessite le retrait à priori de la tolérance, au stade de la communication par la parole, l'impression et l'image”. Un régime de censure envisagé de cette manière, visant à “briser la tyrannie de l'opinion publique”, serait un premier pas vers la création d'une “dictature éducative démocratique” éclairée, dont les guides seraient ceux qui ont “appris à penser de manière rationnelle et autonome”. Remarquant que “cette suspension extrême du droit à la liberté d'expression et de réunion” ne pourrait “en fait être justifiée que si l'ensemble de la société est en danger extrême”, Marcuse, comme le reste de l'intelligentsia, convoquait la redéfinition du fascisme par son collègue Adorno pour maintenir précisément “que notre société connaît une telle situation d'urgence, justifiant de normaliser l’état d’exception”. Il a néanmoins fallu attendre plusieurs décennies pour que les descendants intellectuels de Marcuse jouissent enfin de l'occasion de commencer à capitaliser pleinement sur cet état d'exception au nom de l'antifascisme.
Mais le développement de l'État thérapeutique devait entre-temps entrainer des conséquences plus profondes et à plus long terme pour les fondements de la démocratie américaine.
L'infantilisation et la fin de l'autogouvernement
Le contraire du managérialisme est l'autogouvernement. L'autogouvernement (ou “auto-gouvernance” ou "auto-régulation") peut se concevoir de deux façons. Du moins pour les Américains, il revêt tout d’abord une signification politique : “nous, le peuple” ou la liberté de nous auto-gouverner, en prenant collectivement nos propres décisions en tant que communauté ou nation singulière et localisée sur ce qui devrait se passer au sein de cette communauté ou nation, sans céder la souveraineté de la prise de décision à une autorité étrangère, lointaine ou coloniale. Dans ce sens, l'autogouvernement est l’expression de l'idéal fondateur central des États-Unis d'Amérique. Il est à l’origine, non seulement de la guerre d'indépendance, qui cherchait à affranchir la souveraineté des américains du joug britannique, mais il a également structuré la république fédérale des États indépendamment gouvernés qui a été ensuite établie.
Mais l'autogouvernement comporte également une dimension personnelle. L’individu autogouverné se caractérise par sa détermination et son aptitude à décider par lui-même ce qu'il doit penser et faire, et comment le faire, plutôt que de s’en remettre à une autorité externe pour décider à sa place. Pour ce faire, il doit d'abord avoir acquis une certaine confiance en sa propre capacité et autorité à évaluer ce qui est vrai, et de décider et d’agir en fonction, ce qui implique le courage d'accepter la conséquence de ses choix et d'accepter les risques qui en découlent. Il doit avoir foi en sa propre compétence, son autonomie et sa capacité à agir sur le monde extérieur (y compris en coopération avec d'autres) et ainsi influencer son propre destin et celui de sa communauté. En termes psychologiques, cela fait référence au locus de contrôle interne plutôt qu'externe. En d'autres termes, il doit posséder un certain degré d'autonomie.
Cependant, un individu capable d’autonomie doit également être capable d'user de sa faculté de raisonner afin de subordonner ses pulsions, ses désirs et ses émotions plus pressantes ou plus primaires à la réalisation d'objectifs plus élevés et à plus long terme. Il doit être capable d’endurer la peine nécessaire à une gratification différée ; l’effort physique indispensable à qui veut construire quelque chose ; les frustrations et les humiliations liées à l'apprentissage d'une nouvelle compétence ; les irritations et l’inconfort indissociables de la formation et du maintien de liens humains complexes ; la gêne émotionnelle associée à la réception ou à l’énonciation de vérités difficiles mais incontournables, etc. Ce type d'autodiscipline et de maîtrise de soi est la garantie indispensable d’une existence placée sous le signe de l’autonomie. Ce n’est là que la redite d’un des enseignements les plus anciens et les plus constants de la philosophie classique, selon lequel l’homme qui ne règne pas sur ses passions est asservi par elles. La véritable liberté, dans le sens classique, n'est donc pas la liberté de l'individu de posséder ou de faire ce qu'il veut chaque fois que se manifeste un désir pressant, mais l’affranchissement du désir tyrannique, qui rend impossible la souveraineté de la raison et de la morale. Ainsi, d'une certaine manière, l'autogouvernement exige d'abord le gouvernement de soi. C'est pourquoi l'autogouvernement a historiquement toujours été considéré comme la véritable marque de la maturité - de la disposition à participer de manière constructive à la vie publique – et son absence est le plus sûr signe du maintien dans l'enfance.
Ce qui se produit au stade individuel se réverbère sur le plan collectif. Ainsi, un peuple composé d’individus incapables d'autogouvernement sera incapable de s'autoorganiser et de s'autogouverner politiquement. Au lieu de cela, il aura toujours le désir et le besoin d’une mère ou d’un père politique pour le gouverner, le nourrir et décider pour lui de ce qui est bon. Ce n'est qu'en développant sa propre capacité aux vertus de l'autogouvernement qu'il sera apte à se gouverner lui-même. Et la dynamique collective s’inscrit dans un cercle vertueux ou vicieux avec ce qui se passe sur plan individuel. Ainsi un peuple entièrement géré et pourvu d'en haut, comme s'il était composé d'enfants, n'aura pas l'occasion de développer l’aptitude de chaque sociétaire à l'autogouvernement personnel et communautaire, demeurant ainsi à jamais une foule indifférenciée d’êtres dépendants, manipulés et asservis.
Pour les anciens Grecs et Romains, la vie au sein d’une entité politique autogouvernée composée d'individus autogouvernés représentait la conception la plus élevée possible de la liberté. Cette vieille idée a ensuite été reprise et développée par John Locke et, entre autres, par les Pères fondateurs américains. Les Américains ont été admirés comme l'exemple même d'un peuple autogouverné précisément en raison de leur défense acharnée des bienfaits de l'autonomie, de l'auto-organisation collective et du système d'autogouvernement politique que ces vertus soutenaient.
L'avènement du managérialisme et de l'État thérapeutique a tout changé. Commençant par la famille, toutes les communautés autogouvernées les plus soudées - les “petits pelotons” d'Edmund Burke - ont été progressivement démantelées par le régime managérial et sa logique implacable de colonisation et de centralisation. Le pouvoir décisionnaire et la responsabilité qui en est le corollaire ont été transférés des individus, des familles et des communautés vers des bureaucraties lointaines et des experts accrédités, et toute capacité à l’action a été asservie à un enchevêtrement inscrutable de règles et de règlements abstraits. En même temps, l'État thérapeutique s'est rapidement immiscé dans tous les secteurs du système managérial grâce au mariage fusionnel des principes de l'idéologie managériale et des impératifs matériels du capitalisme managérial, participant tous deux à la construction du “moi” moderne et thérapeutique – une divinité intérieure ineffable à laquelle il faut constamment prêter attention, et qu’il faut impérativement écouter, satisfaire et adorer.
Fort justement, Philip Rieff avait relevé, dans “Le Triomphe de la culture thérapeutique” (1966), que la promotion du consumérisme par la conversion incessante des désirs en besoins avait contribué à convaincre la majorité que le confort, un moi obsédé par le divertissement et l’assouvissement de tous ses désirs, était le “bien suprême”. Pendant ce temps, l'État thérapeutique diabolisait toute répression du moi (c'est-à-dire l'autodiscipline) comme quelque chose de nuisible et comme un péril idéologique. Le libéralisme managérial travaillait donc main dans la main avec le capital pour progressivement éradiquer les normes et les traditions encourageant la maitrise de soi. La liberté avait été réduite à des plaisirs assouvis par le marché à la consommation par l’effet de ce que Rieff décrivait comme “une éthique éternelle de libération” de toute discipline sociale et des interdits moraux. Le combat pour la liberté passait ainsi par une traque et un anéantissement sans relâche de tous les interdits existant encore.
Mais comme Lasch l'a souligné, “l'atrophie des contrôles sans formalités mène irrésistiblement à l'expansion des contrôles bureaucratiques”. Moins les gens sont disposés à l'autogouvernance individuelle et collective et capables de la pratiquer, plus les règles et les systèmes formels d'autorité externe étendent leur emprise pour gérer dans les détails les plus minutieux tous les aspects de l’existence et régir les comportements. Une plus grande anarchie morale et sociale tend à produire plus, et non moins, de contrôle étatique.
La révolution de la contre-culture des années 1960 et sa quête “anti-autoritaire” de “libérer” le moi de toute contrainte ont donc parfaitement servi la cause du régime managérial. Ayant rapidement brisé les liens informels traditionnels des communautés stables et résilientes dans lesquelles avaient les individus avaient pu s’épanouir pendant des siècles, elle a détruit les normes morales qui les avaient aidés à structurer et à discipliner leur existence sans la médiation de l'État. Une fois libéré de tout surmoi, le moi tout puissant qui advient n’est qu’en apparence un individu roi. En réalité, la contre-culture a consacré un être isolé, seul et vulnérable. Un tel individu atomisé s'est avéré être une proie aisée pour, d’une part, la grande entreprise, et son offre de toute une gamme de remplacements factices au bien commun d’autrefois, et d’autre part pour l'État, qui a répondu à la demande de souveraineté de ces individus libérés en les protégeant contre leur capacité à choisir pour eux-mêmes ce qui est bon pour eux. Ayant accouché d’une société d’individus incapables d’autogouvernement et s’imaginant fondamentalement dépendants de l’Etat pour la réalisation de leur liberté, la demande du public d’une prise en charge par une autorité supérieure a alors connu une inflation sans limite.
Il n'est donc guère surprenant que les années 1960 aient été caractérisées par une grande explosion de l'administration bureaucratique en Amérique, l'État se lançant joyeusement dans une série de grands projets d’ingénierie sociale, notamment la guerre contre la pauvreté, la Grande Société et le Civil Rights Act. Non seulement, ces projets ont accéléré la croissance de l'appareil administratif, mais ils ont également été fondamentaux pour étendre le champ d’application du système managérial au-delà des limites de l'État. Ces grands projets ont considérablement renforcé le rôle managérial des organisations à but non lucratif et forcé les entreprises à se bureaucratiser davantage en créant les départements modernes des ressources humaines, lesquels servent désormais essentiellement d’agent de conformité à l'État managérial au sein de presque toutes les entreprises du secteur privé.
Mais plus encore que l’extension du domaine du managérialisme, l’effet le plus important de ces projets utopiques a été la transformation en profondeur de la psyché politique des Américains. Ils sont parvenus à transformer de fond en comble un peuple qui valorisait ardemment son autonomie et son aptitude à l’autogouvernement en un peuple conditionné à échanger volontiers toute liberté fondamentale contre la sécurité. De facto, un nouveau contrat social avait été établi : le peuple acceptait d’être géré, et en retour, le régime managérial lui offrirait toujours davantage de confort et de sécurité, non seulement physiques mais aussi psychologiques.
Aujourd'hui, ce sort n’affecte pas que l’Amérique. Lorsque le COVID-19 est apparu pour la première fois, le régime managérial de la Chine a immédiatement imposé des mesures draconiennes de confinement au nom de la sécurité publique, plaçant des villes entières en liberté surveillée, verrouillant des secteurs entiers de l'économie et séparant les familles en envoyant leurs membres dans des camps de quarantaine. Le régime chinois a continué à mettre en œuvre ces politiques nationales autodestructrices pendant trois ans, c’est-à-dire longtemps après qu'il était devenu scientifiquement évident que le virus était relativement bénin et ne posait aucun risque sanitaire justifiant une telle réaction disproportionnée. Mais alors que le virus commençait à se propager dans le monde entier, les États managériaux de l'Occident ont regardé du côté de la Chine non pas avec consternation, mais avec envie. Initialement, ils avaient cependant un sérieux doute sur la capacité des populations occidentales à accepter un tel niveau de contrôle managérial sur leur existence. Comme l'a avoué le professeur Neil Ferguson, qui a dirigé la réponse précoce de la Grande-Bretagne au COVID, les bureaucrates de la santé publique voulaient transposer chez eux l’expérimentation “innovante” de la Chine, mais ils n’ont initialement pas osé le faire, estimant que les occidentaux ne le toléreraient tout simplement pas. Force est de constater qu’ils se sont trompés : “C'est un État communiste à parti unique, disions-nous. Nous ne pourrions pas le faire en Europe, pensions-nous... et puis l'Italie l'a fait. Et nous avons réalisé que nous pouvions nous aussi le faire”, se vantait Ferguson. En fait, une majorité du peuple britannique réclamait la sécurité de la vie sous confinement (et elle continue de le faire). Ainsi, le “sens de ce qui est possible en termes de contrôle a changé de manière assez spectaculaire” en Occident, expliquait Ferguson. Soudainement, les pays du monde occidental s’étaient convertis au modèle chinois et l’imposaient à leurs populations.
Tout compte fait, cela n'aurait dû surprendre personne. Le sécuritarisme est une constante des sociétés managériales partout, qu’elles soient douces ou dures, à Sacramento comme à Shanghai. Au sommet, un invariant du régime managérial est la présence d’une élite managériale naturellement obsédée par le contrôle total – par la gestion de la société comme sa machine rêvée – et par l'élimination de toute imprévisibilité, de toute activité non surveillée ou de toute résistance volontaire. Pour la classe moyenne des professionnels managériaux, douter des règles et des procédures de la machine bureaucratique ou tenter de les contourner n'est pas tant inconcevable que moralement et socialement inimaginable: pour le pieux apparatchik, la conformité aux commandements de la machine et à ses modèles élaborés par des experts représente le cœur de la citoyenneté et de l'avancement personnel, tandis que la prise de décision indépendante revient à s’aventurer sur un terrain miné ; “l'ordinateur dit non” est pratiquement une déférence à la loi sacrée. En bas, l'atomisation sociale, le nihilisme relativiste vide et l'apprentissage de l'impuissance produits par le managérialisme cultivent chez les masses un état constant d'anxiété ; dans une tentative de soulager cette anxiété, une large part des administrés réclament alors eux-mêmes aux élites un contrôle managérial de plus en plus important sur leur existence. Un cycle de codépendance est créé, qui gagne en rapidité à mesure que le régime managérial découvre qu'il peut sans cesse propager de nouvelles peurs dont il peut généreusement protéger le public. Le régime devient une mère dévorante, projetant la faiblesse sur ses enfants pour les maintenir attachés et sous son emprise.
Le “Nouvel Homme” construit par le managérialisme n'est pas un homme du tout, mais un enfant : dépendant et incapable d'autogouvernance, nécessiteux et consommateur, une page blanche, malléable et influençable, aimant et faisant confiance aux gardiens qu'il suppose omnipotents et bienveillants - le sujet managérial parfait. Préserver les hommes dans un tel état d'immaturité inaugure un type de régime historiquement nouveau et dévorant.
Un Pouvoir Immense et Tutélaire
Quand Alexis de Tocqueville écrivit sur ses expériences de voyage en Amérique dans les années 1830, il eut du mal à nommer le type de mal en formation qu’il discernait dans la société américaine à laquelle il promettait un sombre avenir, car “l’espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde” car “les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point” pour la décrire, écrivait-il. Tocqueville apercevait “une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme.” Chacun d’eux, ajoutait-il, “retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres,” chaque homme n’existant “qu’en lui-même et pour lui seul.” Dans cet état atomisé et désorganisé “s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie” car :
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
De façon tout à fait visionnaire, Tocqueville avait décrit par le menu les caractéristiques du régime managérial doux, dont les premières graines avaient déjà été semées en Amérique. Plutôt que de brutaliser et de terroriser le public pour le contraindre comme le ferait un régime dur, ce pouvoir “doux” (mais “absolu”) trouverait beaucoup plus facile de les endormir, de les séduire et de les saturer de propagande. Mais le résultat final souhaité serait le même : une population démoralisée et conditionnée à accepter la gestion de toutes choses comme une vérité révélée.
Pourtant, plus le public a été maintenu avec succès “irrévocablement dans l’enfance,” plus le régime, loin d’être un véritable parent aimant, l’a regardé avec un absolu mépris et l’a traité avec l’indifférence la plus totale. Tous les sociétaires n'ont pas pris cela poliment. Une bonne partie des enfants les plus entêtés continuent de se comporter comme des gamins turbulents et de se rebeller contre leurs enseignants. Malgré tous ces efforts, le démos n'a pas encore été rendu sûr pour la démocratie. Dès lors, que faut-il faire ? La tentation d’employer la force pour faire rentrer dans le rang ces récalcitrants devient sans aucun doute de plus en plus tentante, ainsi celle de les soumettre par le recours à des formes de conditionnement et de contrôle de plus en plus rigoureux. S’inspirer de certaines recettes du métier managérial de frères plus durs et plus cruels peut donc sembler être une évolution de plus en plus nécessaire et naturelle pour notre ordre managérial.
[A suivre].
Note du traducteur [NdT] Dans l’esprit de l’auteur, le terme libéralisme est synonyme de modernité libérale, qui regroupe à la fois le libéralisme économique et le libéralisme culturel, deux phénomènes indissociables contrairement à ce que voudraient nous faire croire les gardiens de lignes d’affrontement idéologiques aujourd’hui complètement dépassées.
Lorsqu’il était le Gouverneur du New Jersey, Wilson avait ardemment fait campagne en faveur d’une loi qu’il a promulguée afin de stériliser par la contrainte les « classes désespérément défectueuses et criminelles. » Son eugéniste en chef, qui avait rédigé la loi, se nommait le Dr. Edwin Katzen-Ellenborgen, qui devait plus tard travailler pour les nazis à Buchenwald, où elle a assassiné au moins un millier de prisonnier à l’aide d’injection létales.
De sinistre mémoire, Wilson était aussi le premier titulaire d’un doctorat et le premier president d’université ( Princeton, 1902-1910) à être élu président. Pire, il avait aussi occupé les fonctions de Président de l’association Américaine de Science Politique (1909-1910).
Il est aussi le monstre à l’origine des “lundis sans viande.”
Quoique Mao ait plus tard dénoncé Dewey et ses theories progressistes comme étant d’essence réformiste plutôt que révolutionnaire.
Comme indiqué dans le livre de Frank Dikotter, La tragédie de la libération : Une histoire de la Révolution chinoise (The Tragedy of Liberation: A History of the Chinese Revolution 1945-1957 (2013)).
Jung Chang et Jon Halliday, Mao: L’histoire inconnue (2006).
Lorsque les néo-marxistes et adeptes de la theorie critique des années 1960 comme Paulo Freire ont encouragé la prise d’assaut des écoles pour “fournir un instrument extraordinaire de construction d’une nouvelle société et d’un nouvel homme”, ils n’ont même pas eu besoin d’importer de nouvelles idées étrangères au Marxisme… L’Amérique disposait déjà de sa propre tradition de managérialisme éducatif progressiste presque identique à celle de l’Union Soviétique.
Ces lignes sont très inspirées de l’éblouissant, très distrayant et fort à-propos essai de Matthew Crawford paru dans Unherd sur l’Etat thérapeutique révolutionnaire, un essai que je vous encourage très fortement à lire en intégralité : https://unherd.com/2022/12/the-politics-of-masturbation/
"élites managériales"....
Par hasard, je viens d'écouter sur Elucid : Johann Chapoutot....
Il y évoque particulièrement la vie du premier fondateur de l'école de management germaine ...
Pour lui, la délégation des responsabilités, part des échecs prussiens face à Napoléon, passent par ceux qui avaient des éclairs d'argent sur leur col et continue donc de nos jours...
Et bien..... on est pas sorti d'affaire...