A qui profite le crime? Retour sur les évènements du Capitole du 6 janvier 2021
Et le programme de militarisation de la vérité
Le texte qui suit est une reprise d’un article qui m’avait été commandé après les évènements du Capitole par un des hebdomadaires les plus vendus de la presse oligarchique française. Au final, la rédactrice en chef des pages web dudit magazine a refusé de le publier, sauf à ce que je le réécrive jusqu’à le rendre insipide, au motif qu’il était “trop outrancier”. Ce rejet, et son motif, soulignent combine il est urgent de déserter la lecture de la presse oligarchique et étatique.
Avec un peu de recul, ce texte m’est apparu comme le parfait compagnon de lecture à ma précédente chronique sur le rapport de Brookings.
La seule façon de donner de l’intelligibilité aux évènements du 6 janvier, lorsqu’une foule de pantins dépenaillés [ et non armés] a forcé les portes d’un capitole tout de même étrangement bien mal gardé pour une manifestation annoncée depuis plusieurs semaines, et présentée par les médias comme un dangereux rassemblement de néo-nazis à l’appel d’un dictateur sanguinaire, est de se demander à qui profite le crime.
Certainement pas à Donald Trump, qui a perdu ce qu’il lui restait de soutiens institutionnels, à commencer par son vice-président, et a pour la première fois concédé sa défaite dans un communiqué en vidéo du 7 janvier, alors qu’il fait l’objet d’une tentative de destitution de dernière minute ayant pour objet de forclore son retour en 2024. Pour juger du caractère pitoyable de la fin du mandat de Trump, j’invite à se référer aux articles de Michael Tracey, un des trop rares francs-tireurs non alignés du paysage médiatique américain, qui n’a cessé de souligner pendant quatre ans que Trump, un homme désorganisé et paresseux, dans un état d’addiction à la télévision et à Twitter, n’a jamais été taillé pour le costume de dictateur, pas même de dictateur d’opérette, et termine aujourd’hui son mandat en animateur de mauvaise téléréalité, au sevrage forcé de médias sociaux, après une « insurrection » en forme de farce qui aura été matée en deux heures.
L’affaire ne profite pas non plus aux supporters de Trump, dont le côté grandiloquent a été filmé, documenté comme un idéal photo-op pour un establishment et des médias trop content de pouvoir présenter au monde les « déplorables » sous leur profil le moins avantageux. Il ne fait aucun doute que ces évènements ne manqueront pas de renforcer le mépris, à l’image du discours de Joseph Biden le jour des évènements, à la fois sirupeux et méprisant, d’une classe professionnelle managériale cramponnée à tous les leviers du pouvoir et de l’influence vis-à-vis d’une Amérique du milieu jugée indélébilement raciste, misogyne, homophobe, transphobe et qui pourra en plus ajouter à sa liste de griefs celui d’une populace grimaçante qui piétine sa constitution, sa patrie et ses valeurs démocratiques.
Ces évènements ne profitent pas non plus aux éventuels successeurs de Trump qui, à l’image du Sénateur du Missouri, Josh Hawley, se positionnaient pour guider un parti républicain rénové en parti de classes populaires. L’occupation a en effet privé ces leaders d’un vrai débat public au Sénat sur l’intégrité de l’élection du 3 novembre. Lorsque les sénateurs sont revenus dans l’hémicycle après l’évacuation, les sénateurs républicains se retrouvaient laminés et stratégiquement en position de faiblesse pour mener de front ce débat. Il reviendra donc aux historiens de démêler le vrai du faux au sujet de cette élection qui viendra rejoindre celles de 1960, de 2000 et de 2004, voire, à en croire la très sérieuse enquête de journalisme d’investigation (Votescam : The Stealing of America) de James and Kenneth Collier datant de 1992 sur les machines à voter, sur la primaire républicaine de 1988, comme des élections sur lesquelles continueront à planer un doute alimentant chez de nombreux américains une profonde méfiance et un profond cynisme vis-à-vis des institutions.
En revanche, ces évènements pitoyables profitent indubitablement aux hiérarques et aux oligarques traditionnels du parti républicain fidèles au complexe militaro-industriel qui viendront alimenter l’hystérie sécuritaire de leurs collègues démocrates sur le danger d’un terrorisme domestique associé au suprématisme blanc. Pour l’establishment républicain, il s’agit d’une fantastique occasion de rejeter aux confins de la respectabilité politique les lignes de la campagne de Trump de 2016 sur la fin de l’aventurisme militaire américain, sur le rééquilibrage du commerce international mondial et sur la transformation corrélative de toutes les institutions, de la santé aux universités, en institutions financières traitant une classe moyenne américaine exsangue comme une ressource extractive.
Ces évènements profitent aussi à un aréopage de politiciens, de journalistes et d’experts médiocres dans le monde entier en mal de sensations fortes qui ont sauté sur l’occasion pour exploiter, une fois encore, le phénomène Trump, afin de renforcer un phénomène de stratification sociale fondée sur l’exhibition de tolérance érigée au rang de seule vertu honorée publiquement. En qualifiant un évènement qui n’a retardé que de quelques heures la confirmation par le Sénat des résultats de l’élection du 3 novembre 2020 de « coup d’État », de « terrorisme domestique », d’« insurrection », d’évènement comparable au 11 septembre, au sac par les troupes anglaises de Washington lors de la guerre de 1812 ou encore à Pearl Harbor, un pas supplémentaire a été franchi dans la caractérisation d’ « ennemi » des déclassés qui se refusent à accepter la condamnation constante, voire la criminalisation de leur entier mode de vie. Par leur caractère de happening évoquant la radicalité comme théâtre de rue que Christopher Lasch avait analysée comme une manifestation de la culture du narcissisme, ces évènements renvoient comme une image-miroir à l’irréalité du pouvoir qu’ils prétendaient démasquer, donnant à celui-ci toute latitude pour s’affranchir de toute mesure dans ses comparaisons et de réinsuffler à peu de frais du sacré dans des institutions qu’il s’acharne chaque jour à vider de toute légitimité.
Mais la principale raison pour laquelle les sans-chemises du capitole ont vraiment joué un rôle d’idiots utiles tient dans la formidable occasion offerte au National Security State d’étendre son emprise sur le quotidien des américains et à terme de mettre en place un système de crédit social à la chinoise. A cet égard, il n’est absolument pas innocent que Joe Biden ait employé l’expression de « terroristes domestiques » pour qualifier les mutins du capitole. Pour juger de l’imminence d’un nouveau Patriot Act, il convient de se remémorer l’audition d’experts et de responsables des agences de renseignements devant le sous-comité sur l’intelligence et le contre-terrorisme de la commission parlementaire sur la sécurité domestique du 26 février 2020 sur le thème “faire face à la montée du terrorisme domestique antisémite”. Au cours de cette audition, il a été acté que le danger représenté par le « terrorisme domestique », lié à l’émergence d’un mouvement néo-nazi et nationaliste blanc mondialisé, devenait le défi prioritaire de l’appareil de sécurité nationale structuré autour des agences de renseignement et du Department of Homeland Security, qui, comme son nom l’indique a été pensé initialement pour faire face aux défis domestiques. Selon les experts et les responsables interrogés, le niveau d’alerte serait comparable à celui d’Al Qaida au début des années 1990. Déjà en février, l’appareil bureaucratique de la sécurité nationale agitait le spectre d’un nouveau 11 septembre des mains de nationalistes blancs, et demandait une complète refondation du système « obsolète » mis en place au début des années 2000 avec le Patriot Act et les dispositifs mis en place sous Reagan pour contrer la désinformation soviétique, avec une forte concentration sur le contrôle par l’Etat sécuritaire des moyens d’expression et la « régulation » des contenus à caractère complotiste. Alors, gageons qu’avec la parade révolutionnaire du 6 janvier, l’État sécuritaire vient de trouver fort opportunément son incendie du Reichstag pour dérouler ses plans. D’ailleurs, une proposition de nouveau Patriot Act (H.R. 4192, Confronting the Threat of Domestic Terrorism Act) avait déjà été introduite au congrès par le représentant de Californie à la chambre des représentants Adam Schiff, qui préside le comité sur la surveillance et a mené la charge pendant quatre ans sur la Russiagate et sur l’impeachment de Trump à la fin de l’année 2019 et au début de l’année 2020.
On se rappelle que le Patriot Act avait considérablement augmenté les pouvoirs de télésurveillance des agences de renseignements dans des proportions qui n’ont été véritablement connues qu’avec les révélations d’Edward Snowden dix ans plus tard. Un Snowden dont il convient aussi de rappeler qu’en dépit d’une décision de justice constatant le caractère illégal des programmes de surveillance qu’il avait révélés, il se trouve toujours sous le coup d’un acte d’accusation qui le condamne à l’enfermement à perpétuité dans un des sinistre pénitenciers fédéraux supermax. S’il était pris, il irait rejoindre les terroristes djihadistes les plus connus de la planète, des parrains de la pègre comme El Chapo et des figures du « terrorisme domestique » comme Ted Kaczynski, alias Unabomber, dans des conditions d’incarcération impliquant un confinement solitaire dans une cellule de la taille d’une salle-de-bain éclairée par une lucarne pendant 23 heures par jour avec une sortie dans une cour en isolation sans équipements à des heures aléatoires. De sinistre mémoire, le Patriot Act avait permis la détention arbitraire et indéterminée de suspects dans des non-lieux juridiques, comme Guantanamo Bay et conduit à une utilisation massive de torture par les forces armées et les agences de renseignement. Plus grave, le Patriot Act a été le fer de lance de l’instauration, partout dans le monde, d’un système pénal post-disciplinaire fondé sur la préemption des risques sécuritaires et non plus la rédemption morale des coupables ou le maintien de l’ordre social. Un système qui partage d’ailleurs beaucoup de traits communs avec la dictature sanitaire mondiale qui s’est abattue sur nos vie avec la pandémie du Covid 19, dont l’essence est admirablement décrite dans l’éblouissant roman de l’allemande Juli Zeh, Corpus Delicti. Ce roman imagine la société allemande en 2057, vivant à l’heure de la Méthode qui consiste à faire de la santé le principe de légitimation sur lequel repose tout le corps politique. La société dépeinte par Juli Zeh se présente comme un système immunitaire se protégeant contre l’émergence de tout risque sanitaire.
Pour montrer l’imbrication du risque sécuritaire et du risque sanitaire, soulignons encore que l’armée de l’air a commandé la préparation d’un algorithme permettant de « déplateformer » en temps réel toute désinformation concernant le Covid 19 à une société d’intelligence artificielle, Primer AI, qui s’était illustrée dans le contreterrorisme et l’utilisation de techniques d’intelligence pour prévenir des actions et des mouvements insurrectionnels en Irak. En d’autres termes, cet algorithme est à la censure de contenus ce que le trading à haute fréquence est au commerce de titres négociables sur les marchés boursiers. Son PDG, Sean Gourley compare le projet à un « Manhattan Projet » de la vérité et présente l’algorithme comme une sorte de construction d’une intelligence collective sur le modèle d’un Wikipédia contrôlé par les intérêts de la sécurité nationale américaine qui validera minute par minute l’écriture de l’histoire selon un cadre prédéterminé pour décider de ce qui est vrai ou non. Et Gourley de conclure : « en 2020, nous allons enfin commencer à militariser [weaponize] la vérité ».
Il faut ajouter à cela le fait qu’un political action committee (PAC) nommé 43 alumni for Joseph Biden et composé de 300 anciens responsables de l’administration Bush s’est constitué en septembre, suivi par la rédaction d’un communiqué appelant à voter Biden signé par plus de 70 anciens responsables de la sécurité nationale, parmi lesquels on retrouve des faucons néo-républicains comme Eliot Cohen, John Negroponte, et David Kramer. Et ils ont été bien récompensés du reste, avec la nomination à la tête du Département d’Etat d’Antony Blinken, une figure bien connue du « Blob » [nom affublé sous Obama à la communauté d’experts de politique internationale], très à l’aise avec les néo-conservateurs, qui a fondé en 2018 avec la très « liberal-hawk » Michelle Flournoy, un temps pressentie pour être nommée à la tête du secrétariat à la défense, le cabinet de conseil WestExec Advisors, opérant à l’intersection de la technologie numérique et de la défense. Parmi les clients connus de Blinken, on retrouve, entre autres, le co-fondateur de Google Eric Schmidt, la startup de surveillance par l’intelligence artificielle israélienne Windward ou encore la société de surveillance par drone Shield AI.
Sur le plan de la politique sécuritaire et étrangère, l’administration Biden/Harris qui s’apprête à réinvestir l’exécutif fédéral ressemblera davantage à celle de George W Bush, sans doute la plus désastreuse à ce jour pour l’Amérique, les américains et le monde. Mais la particularité de cette administration est que, armée de la philosophie morale de la radicalité « woke » [NDLR : éveillée], toute l’expérience de subversion, de déstabilisation et de subjugation de populations employée du complexe militaro-industriel sera mise à profit pour subjuguer non pas les gouvernements d’Etats au territoire riche en ressources naturelles, mais s’appliquera directement aux individus, non seulement dans leur vie publique, mais dans leur vie intérieure, en abolissant, à la façon des totalitarismes du XXe siècle, mais avec des moyens technologiques de contrôle décuplés par rapport à eux, la distinction entre les domaines public et privé et entre la société et l’Etat. Ce que les mutins du Capitole auront obtenu lors de la journée du 6 janvier est un accroissement de la rapidité avec laquelle l’expérimentation d’exclusion sociale qui s’abat sur eux depuis des décennies par la politique économique est sur le point de prendre un tour moral et militaire. Avec la censure de dimension soviétique qui s’abat sur le monde entier via la fusion entre la Silicon Valley et l’Etat sécuritaire américain, il est grand temps de comprendre que la « déplateformisation » massive de toute pensée hors-script à laquelle nous assistons est consubstantielle de la logique totalitaire telle qu’elle avait été analysée par Hannah Arendt, qui consiste à rejeter des catégories entières de personnes au motif qu’elles sont historiquement superflues.